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Dossier

Bioéthique

Pr Jean-François Delfraissy : « La médecine du futur doit laisser une place à la relation humaine »

Par Amandine Le Blanc - Publié le 15/06/2018
Pr Jean-François Delfraissy : « La médecine du futur doit laisser une place à la relation humaine »

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GARO/PHANIE

271 débats, 150 auditions, 65 000 contributions... de mi-janvier à fin avril, les États généraux de la bioéthique auront permis de prendre le pouls des Français sur des thèmes comme la fin de vie, la procréation, l’intelligence artificielle, le numérique et la santé, le don d’organes... Le Comité consultatif national d’éthique en a tiré un rapport de synthèse qui va nourrir son avis prévu à la fin de l’été. Son président, le Pr Jean-François Delfraissy, décrypte ce premier bilan avec Le Généraliste, et relaie le message des citoyens au corps médical : l’humain doit rester au coeur de la relation médicale.

LE GÉNÉRALISTE. Quelle a été l’implication des médecins dans ses États généraux de la bioéthique et les sujets dont ils ont été partie prenante ?

Pr Jean-François Delfraissy. J’ai présenté l’ensemble des États généraux à l’Ordre des médecins. Les syndicats de médecins ne nous ont pas adressé de demande d’audition. Il n’y a ainsi pas eu de mobilisation collective des praticiens, mais beaucoup ont participé aux débats à titre individuel. Ils ont été beaucoup plus impliqués sur la fin de vie que sur la PMA. Certains ont aussi pris part aux échanges sur la génomique, le numérique et la santé. Dans les lois de bioéthique, une partie des discussions est très scientifique, spécialisée par exemple autour de la recherche sur l’embryon, la génomique. Le médecin généraliste ne s’y retrouve pas forcément. À l’inverse, les problèmes éthiques sont son quotidien. Les États généraux de la bioéthique lui permettent d’appréhender le point de vue des citoyens sur la médecine du futur. Celle-ci va se construire avec les généralistes, même si nous ne savons pas encore exactement quand et comment. La place du citoyen dans la médecine de demain est en effet une grande priorité issue de ces États généraux.

Dans votre rapport de synthèse, vous évoquez un phénomène nouveau en France : une méfiance à l’encontre de la communauté scientifique et du corps médical. Comment cela se manifeste-t-il ?

Pr J.-F. D. Ce phénomène existe depuis longtemps dans le monde anglo-saxon. Jusqu’à maintenant, les médecins bénéficiaient en France d'une relative confiance. C’est même une des particularités de notre modèle. Mais lors des États généraux, nous avons relevé un climat de défiance, certes minoritaire, portant sur le savoir médical, sur les liens d’intérêt éventuels entre les médecins et l’industrie pharmaceutique. Les gens s'interrogent : les médecins ont-ils une liberté complète de décision ? La suspicion concerne probablement davantage les spécialistes que les généralistes. Un des futurs grands enjeux de société sera donc de rétablir un climat de confiance.

Au-delà des liens avec l’industrie pharmaceutique, cette méfiance est-elle aussi générée par une pratique de la médecine de plus en plus protocolisée ?

Pr J.-F. D. Les patients ressentent depuis quelques années le poids de l'environnement médical très technique, des contraintes administratives, financières, réglementaires. Et les médecins sont de plus en plus happés par ces contraintes. Les citoyens leur lancent un signal d'alerte : il est essentiel que la médecine laisse une place à la relation humaine. C'est ce que savent bien faire les médecins généralistes. Cela paraît évident à certains car ils considèrent que c’est leur métier, et ils le font bien. D’autres ont un peu plus de mal avec le relationnel... La communauté médicale doit entendre ce message.

Le corps médical a-t-il la tentation de privilégier la technicisation de la médecine ?

Pr J.-F. D. Non. Les sociétés savantes auditionnées par le Comité consultatif national d'éthique pendant les États généraux soulignent les avancées technologiques mais se rendent compte que toute la science n’est pas toujours « bonne à prendre ». Le progrès peut modifier l’avenir de notre société mais des questions émergent, qui intéressent les généralistes : nous avons d’un côté accès à des innovations, par exemple de nouveaux médicaments toujours plus chers. Le patient souhaite en effet le meilleur traitement du monde. De l’autre côté, nous nous confrontons à des enjeux sur la fin de vie des personnes âgées, en particulier leur prise en charge en Ehpad qui va occasionner des financements importants. Que veut-on privilégier ? Il faudra bien faire des choix. Un investissement dans les innovations se ferait au détriment d’autres priorités, tout aussi essentielles, comme la prise en charge des anciens.

La notion d’éthique a-t-elle évolué à la faveur des évolutions technologiques ?

Pr J.-F. D. Nous avons constaté, et ce fut une très bonne surprise, qu’un socle d’éthique “à la française” perdure, s'appuyant sur des valeurs solides : la gratuité du don (refus de la marchandisation du corps, NDLR), le respect de l’autonomie et de la vision de tout un chacun, ainsi que l’attention portée aux plus fragiles. La France a énormément changé au cours des dernières années, mais la particularité de notre modèle de santé et de redistribution fait persister nos valeurs. Malgré tout, les choses peuvent évoluer très vite. La question de l'appartenance de certaines données de santé va aussi se poser : il est déjà possible de corréler nos âge, poids, culture, lieux où l’on vit, sports que l’on pratique. Ces données nous appartiennent, mais dans quelle mesure sont-elles exploitées ? Voilà des questions auxquelles nous devons réfléchir.

Pourquoi avoir décidé d’intégrer les thèmes de la fin de vie et de la PMA aux débats ?

Pr J.-F. D. De façon générale, nous avons au CCNE une double vision. Nous nous interrogeons sur les avancées de la science, la très haute technologie, le numérique et la santé, la génomique… Mais nous estimons aussi que les retombées de la science sur la société sont des éléments importants. Ainsi, avant les États généraux, nous avons produit plusieurs avis sur la santé et les migrants, le vieillissement, ainsi que la santé et l'environnement. Nous avons débattu sur l’intégration des sujets de la PMA et de la fin de vie, et avons finalement considéré que les États généraux étaient un moment de débat avec nos citoyens. Nous avions estimé qu'il était préférable d'intégrer ces discussions – qui auraient lieu de toute façon – en leur faisant bénéficier d'un cadre rigoureux plutôt que de les laisser se dérouler à l'extérieur.

Sur la fin de vie, avez-vous senti que pour les Français une évolution était indispensable ?

Pr J.-F. D. Les Français avaient envie d’en discuter car ce sujet les touche tous. Les États généraux ont mis en évidence un socle sur lequel tout le monde est d’accord. La fin de vie ne se passe pas dans de bonnes conditions en France. La loi Claeys-Leonetti est mal connue des professionnels et des citoyens, alors qu’elle leur donne des droits importants. Sait-on que moins de 11 % des personnes ont donné des directives anticipées ? La loi n’est pas appliquée et on constate un manque de soins palliatifs, de lits, d’unités mobiles pour les Ehpad. Par ailleurs, la fin de vie touche essentiellement les personnes du quatrième âge, elle est donc très liée aux conditions de vie dans les Ehpad. Les cas extrêmes qui font la une des médias sont une minorité. Les Français ont le bon sens de dire que ce qui compte, c’est l’amélioration des conditions de vie des personnes âgées. Néanmoins, une fois ces fondamentaux posés, il n’y a plus de consensus. Certains considèrent que leur autonomie doit s'exercer jusqu'à leur fin de vie, et que leur mort n’appartient ni au corps médical, ni à la société. D’autres pensent au contraire que loi actuelle est suffisante si elle est appliquée.

Sur des sujets comme la fin de vie ou la PMA, où l’opinion est très divisée, comment obtenir un consensus ?

Pr J.-F. D. Les décisions relèveront du politique. Rappelons- nous que certaines très grandes mesures, aujourd’hui parfaitement admises en France, ont été prises alors qu’elles divisaient à l'époque la société. Ce fut le cas pour l’arrêt de la peine de mort ou l’IVG.

Concrètement maintenant, comment allez-vous procéder pour rendre votre avis ?

Pr J.-F. D. Nous rendrons l'avis du CCNE à la rentrée en nous appuyant sur ce que nous avons entendu. Nous allons par exemple prendre un certain nombre de positions sur la place du patient au coeur du système de soins, sujet ressorti des États généraux. Nous procéderons sans doute à un état des lieux des thématiques ayant émergé depuis la précédente loi de bioéthique, en 2011. Nous nous positionnerons ainsi sur plusieurs volets, de façon à indiquer combien il est essentiel que la future loi s’y intéresse, au nom de grands principes éthiques. Nous ferons aussi de la prospective. Une chose est sûre, nous rendrons notre avis, qui est rappelons-le consultatif, et établi en toute indépendance.

Propos recueillis par Amandine Le Blanc

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