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Dossier

Médecin traitant

Quand le médecin est un patient malgré lui...

Par Camille Roux - Publié le 19/05/2017
Quand le médecin est un patient malgré lui...

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VOISIN/PHANIE

La plupart des médecins de famille sont leur propre médecin traitant. Certains s’estiment suffisamment armés pour se soigner et consulter un spécialiste en cas de besoin. Pour d’autres, le manque de temps prend parfois le dessus. Pourtant, selon l’Observatoire de l’Ordre, les généralistes ne vont pas si bien. Mais alors comment se soignent-ils ? Comme ils peuvent, répond une majorité d’entre eux...

Aussi vrai que les cordonniers sont, paraît-il, les plus mal chaussés, les médecins de famille seraient-ils les moins bien soignés ? C’est peut-être ce que pensent les pouvoirs publics, alors que, dans un contexte marqué par le sursaut des phénomènes d’épuisement professionnel dans le secteur médical, en particulier chez les médecins généralistes, le gouvernement a lancé, fin février, sa stratégie d’amélioration de la qualité de vie au travail des professionnels de santé libéraux. L’un des grands axes développés par Marisol Touraine : inciter les praticiens à prendre un médecin traitant autre qu’eux-mêmes. Il faut croire d’ailleurs que l’ex-ministre de la Santé n’est pas la seule à le penser. La campagne « Dis doc, t’as ton doc  ? », lancée dans la foulée par le Collège français des anesthésistes réanimateurs (CFAR), va également dans ce sens. De leur côté, les généralistes restent pourtant pour la plupart leur propre médecin traitant et tiennent à garder cette liberté. à preuve : sur les 701 généralistes ayant répondu à notre enquête sur legeneraliste.fr entre le 4 février et le 24 mars dernier, 84 % répondaient « être leur propre médecin traitant ».
 

Manque de temps et pragmatisme

Manque de temps ou de place dans l’agenda oblige ainsi souvent le médecin à se soigner seul ou à repousser un examen médical. Dans la thèse du Dr Sandra Bonneaudeau, « le Médecin malade : un patient comme les autres » (2011), la jeune généraliste relève parmi les témoignages les possibles « négligences face aux symptômes » et les « retards » dans la prise en charge de leur propre santé. Passer de soignant à patient n’est pas non plus chose aisée. « Pour un médecin, se retrouver de l’autre côté du miroir, endosser le rôle de patient avec son regard de médecin discret, quelquefois muet, voire aveugle, critique mais contraint, n’est pas simple, anodin, évident », confirme le Dr Sylvie Froucht-Hirsch, auteur du livre le Temps d’un cancer : chronique d’un médecin malade (2005). Ce constat, le Dr Pierre Chausson, généraliste à Tulle (Corrèze), le partage : « Lorsqu’on est médecin, on aime soigner les gens, mais on n’aime pas passer la barrière. Je laisse moi-même souvent passer du temps avant de faire un examen. Je suis mon propre médecin traitant mais ce n’est pas forcément une bonne idée », avoue le praticien de 63 ans. Comme une majorité de ses confrères, il n’hésite pas à faire de l’automédication pour les « petits bobos » et à consulter un spécialiste s’il le faut.Le Dr Pierre Sebbag, qui exerce à Marly-le-Roi (78), confirme : « Je n’embête pas un confrère lorsque je suis juste enrhumé. Je suis mon propre médecin traitant pour le côté pratique. » Il affirme cependant avoir le réflexe de consulter l’avis d’un confrère ou d’une consœur, « dès que j’ai un doute ou si je ne comprends pas ce que j’ai ». Ce principe, le Dr Philippe Lasfargues, de Muret (31), retraité depuis 5 ans, l’appliquait aussi lorsqu’il était encore actif. « J’exerçais dans un cabinet de groupe à deux et il nous arrivait régulièrement de demander l’avis de l’autre. Pour ceux qui exercent isolés, c’est plus difficile », constate-t-il tout de même. D’ailleurs, à l’heure où la population a déjà du mal à trouver un médecin traitant, il est compliqué en effet d’imaginer que chaque médecin doive lui aussi en avoir un.

 

Les femmes médecins, plus attentives à leur santé ?

La santé des femmes médecins mérite sans doute une analyse différenciée. Notamment lorsque survient la maternité. En effet, qui imagine le suivi de grossesse effectué soi-même ? Le Dr Laure Lefebvre, généraliste à Louviers et présidente MG France de l’Eure, a un regard pluriel sur la santé de ses consœurs. Elle est à la fois très impliquée dans la cause des femmes médecins au sein de son syndicat, est aussi maître de stage et médecin traitant de femmes médecins. Elle exerce par ailleurs avec deux consœurs. « J’ai plutôt le sentiment que les femmes font attention à leur santé, et les femmes médecins en particulier. On est plutôt attentives et à l’écoute de nos comportements et de nos corps. Les chiffres des dépistages féminins sont d’ailleurs au-dessus de la moyenne de la population chez les femmes médecins. »

Plus lucides Mais, pour la généraliste de Louviers, c’est un constat qui reflète aussi la tendance au sein de la population. « Les femmes consultent beaucoup plus que les hommes », ajoute-t-elle. Le Dr Lefebvre a décidé pour sa part d’avoir un médecin traitant différent d’elle-même : « J’ai choisi une autre collègue qui n’est pas dans la même ville que moi, c’est ma conception des choses, chacun a la sienne », explique la jeune généraliste de 40 ans. Elle ajoute que la société change et le comportement des médecins à l’égard de leur santé aussi. « Par rapport aux hommes, les femmes sont plus lucides, on n’a pas ce sentiment de toute puissance du médecin. On demande plus facilement de l’aide. Après, je ne sais pas si c’est une question de sexe ou une question générationnelle. Ce qui est vrai pour les médecins de 50 ou 60 ans aujourd’hui l’est un petit peu moins pour les jeunes médecins, notamment avec la féminisation du métier. Le modèle du médecin paternaliste qui n’a pas le droit à l’erreur ou d’être malade est en train de disparaître. »

 

Rester objectif et conserver l’anonymat

Outre la dimension pratique, le volet affectif de la prise en charge entrerait également en jeu. Un médecin qui fait son propre diagnostic ou qui se confie entre deux rendez-vous à un confrère proche ne bénéficie pas d’une consultation « normale », dénuée d’affect. C’est l’analyse que développent plusieurs généralistes interrogés par le Dr Sandra Bonneaudeau dans sa thèse. « Se faire sa propre sémiologie, c’est particulier, ça demande du recul, d’être honnête sur soi-même, sans dramatiser », avoue l’un d’entre eux. Et un confrère de compléter : « Soi-même médecin, on n’est pas exempt de fantasmes, de représentations… qui perturbent la représentation objective de ses problèmes de santé. »

Le Dr P., qui souhaite rester anonyme, souligne lui aussi « la part affective du soin et du lien thérapeutique » qui peut parfois compliquer la relation entre ce patient pas comme les autres et le soignant. « Il faut trouver le bon interlocuteur car on a forcément des questionnements de doc. » Il précise que, lorsqu’il se rend chez un confrère, il tient à payer la consultation : « J’insiste sur le fait que je suis remboursé de toute façon. Parce que si je ne paie pas, je n’oserai pas le déranger à nouveau, ou moins souvent. » Le Dr Bernard M., généraliste à Blois, avoue ainsi que se soigner soi-même n’est peut-être pas la meilleure idée. « Ce n’est certainement pas génial d’être son propre soignant. Facile de puiser dans son expérience la raison de ne pas s’inquiéter. Il vaut mieux être hypocondriaque dans ce cas… »

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Je déplore qu'il n'existe pas de médecine du travail pour les médecins

Dr Pierre CHAUSSON
Génraliste à Tulle (19)


Mais vers qui peuvent-ils alors se tourner en cas de doute sur leur santé ? Si certains préfèrent demander conseil auprès d’un confrère proche, d’autres choisiront au contraire d’aller le plus loin possible. Témoin ce praticien qui affirme dans la thèse du Dr Bonneaudeau : « On est mieux soigné lorsqu’on est incognito. » Souci bien compréhensible d’anonymat, mais qui ne facilite pas forcément la démarche de soins.
Plusieurs médecins rencontrés dénoncent d’ailleurs l’absence d’initiatives des pouvoirs publics dans le suivi médical des professionnels de santé. « Je déplore qu’il n’existe pas de médecine du travail pour les médecins, se désole le Dr Chausson. La Sécu ne nous propose pas non plus de bilans de santé comme elle le fait avec les autres patients. On ne vérifie ni le carnet de vaccination des médecins, ni leur état physique ou psy. Cela permettrait de dépister plus tôt le burn-out. » D’Île-de-France, le Dr Sebbag confirme : « J’ai connaissance d’un médecin qui a des problèmes psy. Il est inapte à exercer mais il est encore en activité car il n’est pas suivi, donc pas détecté. Il faudrait une visite médicale et régulière d’aptitude. »

Le refus de la contrainte

Pour autant, on n’est pas libéral pour rien : pas question pour la plupart des médecins de ville d’envisager une « obligation » d’avoir un autre médecin traitant, comme cela peut être le cas dans d’autres pays. « Tout ce qui devient obligatoire ne marche pas, analyse le retraité du Sud-Ouest Philippe Lasfargues. Si je sens que je ne suis plus assez vif d’esprit pour me soigner moi ou ma famille, alors oui je passerai la main », assure-t-il.

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En Australie, le médecin est considéré comme n'importe quel patient

Dr Virginie JOUAN
Généraliste dans le Nord Queensland


À plus de 20 000 km de la France métropolitaine, le Dr Virginie Jouan, qui s’est installée dans le Nord Queensland (Australie) il y a deux ans, n’a pour sa part pas le choix et est obligée de consulter chez un confrère pour le moindre mal. La loi australienne interdit en effet à tout médecin de se faire une ordonnance, que ce soit pour lui ou pour sa famille proche. « Le médecin est considéré comme n’importe quel patient, explique l’ex-généraliste de Neuf-Brizac (68). Mais cela peut être problématique. Certains confrères peuvent être mal à l’aise, ils se sentent observés, pris pour des donneurs de leçons… J’ai une collègue qui, l’autre jour, a dû attendre de consulter pour une cystite alors qu’elle avait elle-même fait le diagnostic.  Et quand cela touche un conjoint par exemple, il ou elle n’a pas envie d’aller consulter quelqu’un d’autre que nous. » Le Dr Jouan, qui tient donc au fait qu’être son propre médecin traitant reste un droit, évoque aussi l’avantage en termes d’économies que fait la Sécu en laissant les médecins être leur propre médecin traitant. Le Dr Fréréric L., généraliste à Saint-Vallier-de-Thiey (06), opine : « Je suis mon médecin traitant et je fais des économies de santé. D’abord, parce que les confrères ne nous font pas payer les consultations et puis parce qu’on va à l’essentiel. Je me suis arrêté un après-midi pour un mal de tête en 24 ans : autant dire qu’on ne se soigne pas trop mal... »

Plus de pépins chez les généralistes, surtout en zones blanches

Pour répondre à un grand nombre de médecins en souffrance, l’Ordre a créé début 2017 un Observatoire de la santé. Cet organe du Cnom, dirigé par le Dr Jacques Morali, a mené une première enquête en février et mars auprès de tous les médecins inscrits à l’Ordre. Si les premiers chiffres ne sont qu’intermédiaires – les résultats définitifs seront connus au mois de juin –, les données révèlent déjà que les généralistes sont les plus touchés. Sur plus de 10 000 médecins ayant répondu au questionnaire, près du tiers (3 000) s’estiment en moyenne ou mauvaise santé. Parmi ces derniers, les deux tiers (65 %) sont en effet des généralistes. Sur cet échantillon de 3 000 médecins, il apparaît que c’est dans les zones sous-dotées en médecins que les praticiens ont le plus de problèmes de santé. Par ailleurs, parmi l’échantillon de médecins fragilisés, 24,2 % sont porteurs d’une ALD. En tout, 722 médecins sur 3 000 seraient en burn-out. Pis, 28 % des interrogés ont déjà eu des idées suicidaires.

Dossier réalisé par Camille Roux