Benoît Thieulin* : « Faire travailler data scientists et médecins »

Publié le 02/07/2015
Décision Santé. Les médecins doivent-il redouter les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) ?

Benoît Thieulin. Je ne reprends pas à mon compte le terme de Gafa. Je le trouve trop stigmatisant. Il limite le débat à quelques grands acteurs. On oublie dans le même temps les innovations portées par ces entreprises. Je reformulerais aussi la question car en réalité, il ne s’agit pas tant pour les médecins de « redouter les Gafa » que d’anticiper les changements de leur métier à l’aune du numérique,  en partie liés à l’émergence de ces plateformes mais pas seulement. Par exemple, dans dix ou quinze ans, on peut penser que très peu de diagnostics seront portés par des médecins seuls. Ils seront assistés par des plateformes installées dans le cloud qui analyseront un nombre important de données très diverses, depuis la fréquence cardiaque jusqu’au code génétique contenu dans l’ADN, et permettront ainsi un diagnostic ajusté, personnalisé à l’extrême.

De façon générale, ces acteurs ont la capacité de proposer des services ultra innovants, auxquels les services publics ont du mal à faire concurrence. Le dossier médical partagé illustre bien l’échec de la mise en œuvre d’une initiative portée par la puissance publique, ensablée dans les principes et les questions préalables, malgré une idée très bonne à la base. A côté de cela, une entreprise comme Apple ne s’embarrasse pas d’autant de contraintes pour lancer le HealthKit. Le contrat avec l’usager est presque le seul instrument pour encadrer les pratiques. Du coup, nous sommes dans une situation très asymétrique. D’un côté, les pouvoirs publics peinent à faire entrer l’innovation numérique dans le champ de la médecine. De l’autre, des industriels privés tendent à reposer le cadre juridique sur des sujets très sensibles au regard de leur intérêt. Enfin, le droit américain qui s’y applique est de nature contractuelle. Cela n’est pas acceptable. La santé n’est pas un bien comme les autres.

D. S. La France a un atout, ses données de santé…

B. T. Oui c’est au moins un des avantages de disposer d’une organisation très centralisée. D’où la capacité de produire des données de qualité car homogènes et représentatives. Ce qui nous permettrait, si ces informations étaient bien exploitées, d’opérer une veille sanitaire à un niveau de précision et de réactivité sans équivalent dans le monde par exemple. Encore faudrait-il faire travailler sur ces thèmes des équipes de chercheurs ?

D. S. Faut-il confier ce type de projet à des entreprises privées ?

B. T. La prudence s’impose. Ce sont, rappelons-le, des données très sensibles. Pour autant, leur potentiel ne peut être exploité uniquement par la recherche publique, et sous un encadrement très  strict, on peut imaginer le recours à des chercheurs relevant d’un statut privé. Dans le même temps, les médecins doivent aussi être sensibilisés à ces problématiques. Ce qui est encore loin d’être le cas. On peut aujourd’hui être un jeune diplômé des facultés de médecine sans avoir été confronté une seule fois dans son cursus universitaire à la question des big data.

D. S. Quelles mesures faudrait-il prendre en urgence ?

B. T. La première urgence serait d’enseigner aux professionnels de santé les principes d’une culture numérique, les nouveaux usages et les nouveaux pouvoirs qui l’accompagnent. Aujourd’hui, un patient a le réflexe de questionner un site d’informations de type Doctissimo avant de consulter son médecin. Cela ne veut pas dire que ces sites vont finir par supplanter les médecins mais simplement que ces derniers auront à accueillir des patients mieux informés, plus actifs, qui revendiquent leur souhait de comprendre. Le colloque singulier n’est plus ce qu’il était et il faut que les médecins y soient formés. Il devrait encore plus se transformer dans les dix années à venir. Les missions du médecin seront davantage centrées sur le contrôle, la validation, l’explication, et l’accompagnement. Un grand travail d’acculturation à ces transformations numériques doit être mené le plus rapidement possible afin d’y préparer les futurs médecins. Et si l’on ne peut connaître avec précision toutes les innovations techniques et d’usage, on peut d’ores et déjà dégager les grandes tendances.

La deuxième urgence serait de financer la recherche. L’enjeu serait de recruter des data scientists et de les faire collaborer le plus rapidement possible avec des médecins. Nous sommes à la veille d’un nouveau cycle d’innovation de la médecine, d’un passage de la médecine industrielle - où sont produits en masse des médicaments censés être efficaces sur le plus grand nombre – à la médecine personnalisée. Ce concept prendra tout son sens quand on sera capable d’identifier les principes actifs et le traitement adéquat pour un individu donné, à partir de l’analyse des données de son ADN, de ses habitudes de vie, de son environnement, etc.

D. S. L’exercice des médecins se limitera-t-il à celui de l’accompagnement ?

B. T. Je ne le crois pas. Certes, un médecin ne saura pas décoder une séquence d’ADN.  Mais il devra valider la pertinence du traitement proposé par des algorithmes, expertiser les rapprochements automatiques. Et il devra aussi suivre les traitements et les ajuster. Il ne se transformera pas en infirmière si c’est le sens de la question.

D. S. Des entreprises françaises ont-elles investi ce nouveau secteur ?

B. T. La France est riche de jeunes pousses dans les biotechs. Dans les secteurs des objets connectés et de la m-santé, il y a aussi de plus en plus de levées de fonds mais les montants sont sans commune mesure avec ce qu’on observe aux Etats-Unis par exemple. Le flou juridique autour de la régulation de la e-santé constitue aussi un frein à l’essor du marché, alors qu’outre-Atlantique la FDA est en train d’assouplir ses règles. Malgré cela, nous avons de belles « pépites » en France. La difficulté est maintenant de les transformer en géants.

D. S. Pourquoi la santé est-elle un nouvel eldorado pour ces plates-formes ?

B. T. Les chiffres témoignent d’un véritable engouement des internautes pour les questions de santé. La santé est classée à la deuxième place des sujets les plus plébiscités en termes de requêtes sur les moteurs de recherche, juste après la pornographie. Les trois milliards d’êtres humains connectés cherchent donc prioritairement des informations en santé sur internet. C’est un énorme marché. La France ne manque pas de talents. Simplement les innovateurs traversent l’Atlantique pour lever des fonds, voire vendre leurs compétences. Le Conseil national du numérique plaide au quotidien pour faire adopter par la Commission européenne un dispositif que l’on a appelé « Innovation act ». Car il est vrai que les entreprises américaines ont souvent un coup d’avance, et c’est ce qui leur permet ensuite d’imposer leur vision du monde numérique, donc du monde tout court. Or nous avons d’autres options à proposer, nous avons un modèle européen à défendre. Ce n’est pas à des opérateurs privés de décider ce que sera notre société dans le monde de demain.

* Président du Conseil national du numérique.

Source : lequotidiendumedecin.fr