Santé publique

Oxycodone : la France a-t-elle évité une crise des opioïdes à l'américaine ?

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Publié le 23/08/2023
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L’oxycodone, utilisée dans la prise en charge de la douleur, est en grande partie responsable de la crise des opioïdes aux États-Unis, avec plus de 500 000 morts depuis 1999. Quid de la situation dans l’Hexagone : pourquoi n’a-t-on pas vécu de situation similaire alors que le médicament est prescrit dans notre pays ?

Crédit photo : Gabriel Cassan - stock.adobe.com

La France pourrait-elle subir une crise des opioïdes telle que l’ont connue les États-Unis ? Outre-Atlantique, l’histoire commence en 1996 avec la commercialisation du médicament de Purdue Pharma pour le traitement de la douleur : l’OxyContin. Sa substance active, le chlorhydrate d'oxycodone, appartient à la famille des analgésiques opioïdes.

En l’espace de quatre ans (de 1996 à 2000), les ventes d’OxyContin ont dépassé le milliard de dollars. Avec un certain effet : de 1997 à 2002, le nombre de prescriptions, en majorité par les médecins généralistes, peu formés sur le traitement de la douleur à l’époque, est passé de 670 000 à 6,2 millions… Plus de 500 000 décès sont attribués à la crise des opioïdes, dont l’oxycodone est en partie responsable. Pourquoi ce médicament, prescrit en France depuis la fin des années 1990, n’a-t-il pas causé les mêmes effets dans notre pays ?

Une crise états-unienne médiatisée en France

Pour le Dr Bernard Basset, médecin de santé publique et président de l’association Addictions France, « la méthode de promotion des médicaments est différente outre-Atlantique : les incitations à utiliser les opioïdes ont été énormes à l’époque. En France, ce fut le cas – toutes proportions gardées – avec le tramadol, mais avec des limites de dosage et d’utilisation dans le temps ». Quand l’oxycodone est arrivé en France, « il y avait une crainte, mais relativement pondérée : pour nous, les causes de la dérive américaine étaient liées à son système de santé », affirme-t-il.

Même discours du côté de la Dr Lucie Pierron, neurogénéticienne et cheffe de clinique à l’AP-HP, pour qui une partie de la réponse se situe dans la différence du système de santé français par rapport à l’américain : « Les enjeux financiers sont différents : les lobbies pharmaceutiques sont moins importants dans l’Hexagone ». De plus, ajoute-t-elle, « même dans la recherche, nous pouvons observer cette différence culturelle : les Américains mettent en place des protocoles de recherche clinique et ensuite réfléchissent à l’éthique ; en France, nous y réfléchissons avant d’utiliser les outils. »

Vivement critiqué, l’OxyContin est l’objet de plusieurs séries actuellement diffusées : Painkiller, sur Netflix, et Dopesick, sur Disney +. Un film documentaire, Toute la beauté et le sang versé, a également été réalisé en 2022 par Laura Poitras sur l’artiste militante Nan Goldin, qui s’est battue contre la famille Sackler. Plus récemment, la star d’Hollywood Johnny Depp a déclaré avoir été dépendant de l’oxycodone, qu’un médecin lui avait prescrit après une blessure à la jambe.

La médiatisation de la crise des opioïdes aurait-elle traumatisé les praticiens français ? C’est ce que semble penser le Pr Paul Frappé, président du Collège de la médecine générale (CMG). « Sans doute sommes-nous plus vigilants par rapport à ce médicament, car nous avons tous entendu parler des dérives outre-Atlantique », explique-t-il. Sur le mésusage, que les Américains ont subi, le généraliste installé à Saint-Étienne ne nie pas son existence en France mais tient à relativiser. « Un ou deux de mes patients ont dû snifer de l’oxycodone, mais, dans mon expérience, cela a lieu au milieu d’autres toxicomanies… »

Pour le Dr Jacques Battistoni, ancien président du syndicat MG France, « il y a eu un usage détourné des opioïdes aux États-Unis sans doute à cause d’un manque d’encadrement, ce qui n’est pas le cas en France ». L’omnipraticien se souvient que les délégués médicaux de Purdue Pharma avaient présenté, en France, dans les années 2000, l’OxyContin comme « étant actif sur les douleurs viscérales et neuropathiques ». Le Dr Battistoni en a d'ailleurs prescrit mais ne se souvient pas de demandes abusives, « alors que cela peut arriver par exemple avec le tramadol ».

L’omnipraticien cite le livre du Dr Hervé Le Crosnier, Addiction sur ordonnance, pour dire que « l’industrie pharmaceutique n’est pas différente des autres industries ». En d’autres termes, elle a besoin de faire du chiffre. « Il est donc nécessaire d’avoir une transparence de l’information sur les médicaments », note le généraliste installé à Ifs (Calvados).

En France, argumente à son tour le Dr Michaël Rochoy, généraliste à Outreau (Pas-de-Calais), « nous avons une histoire du bon usage du médicament : nous n’allons pas par exemple utiliser de la morphine pour soulager une lombalgie. Le but n’est pas de shooter les gens pour qu’ils continuent à travailler. Entre les États-Unis et la France, il existe une différence de philosophie du travail. Le système de protection français, meilleur, permet d’éviter ce genre de problèmes… »

Des alertes sur des hausses de prescription

Mais, à en croire plusieurs sociétés savantes, la situation dans l’Hexagone interroge. Plusieurs avertissements ont été formulés autour de l’oxycodone. La Société française de pharmacologie et de thérapeutique (SFPT) a publié, dans un communiqué du 22 mai dernier, une mise en garde à propos de ce médicament stupéfiant. « Sa prescription en France suit une progression inquiétante alors qu’elle ne présente pas d’avantage pharmacologique par rapport à la morphine ».

De plus, « en France, son implication dans les décès toxiques par antalgiques a quadruplé entre 2013 et 2017. En 2017, si, en France, la morphine était toujours le premier antalgique opioïde de palier 3 utilisé, elle était suivie de près par l’oxycodone en forte augmentation (+738 % depuis 2006), à la fois en ville et à l’hôpital ». Ces décès ont eu lieu, précise la SFPT, « en particulier dans des contextes accidentels potentiellement évitables dus à la méconnaissance du produit ("échanges de médicaments pour dormir" chez patient naïf) ou dans un contexte festif ».

Et, dernier point, « d’après les données actuelles d’addictovigilance en France, les signalements de troubles de l’usage impliquant l’oxycodone concernent en grande majorité les sujets exposés initialement dans le cadre d’une prise en charge antalgique (73 %) ».

Par ailleurs, le centre de pharmacovigilance du CHU de Bordeaux a lui aussi alerté dans son bulletin d’information de mars 2023 sur une hausse de 25 % des prescriptions entre 2017 et 2021 en Nouvelle-Aquitaine. En 2021, la région comptait plus de 900 utilisateurs pour 100 000 habitants, soit deux fois plus que la moyenne française (460 pour 100 000) la même année.

Au total, en France, environ 300 000 Français reçoivent au moins une ordonnance d'oxycodone dans l'année. Ce chiffre est de 400 000 pour la morphine. « À une époque, on nous disait que les antalgiques n’étaient pas assez utilisés ; aujourd’hui, c’est l’inverse ! », remarque le Dr Jérôme Marty, généraliste et directeur de la clinique Saint-Roch, à Fronton (Haute-Garonne). « Sur 52 patients à la clinique, 70 % sont sous opioïdes », affirme-t-il, constatant que la prise en charge de la douleur a été croissante en France.

Le bon encadrement de l'Hexagone

Faut-il s’inquiéter de ces différentes alertes ? Le Dr Rochoy rassure. « La prescription d’OxyContin est bien encadrée en France : elle est sécurisée, doit être écrite en toutes lettres, doit être limitée à 28 jours, en précisant les noms du médecin et du pharmacien concernés. »

Et, pour le praticien, « nous n’allons pas donner ce médicament à une personne avec une fracture ou un rhume : nous connaissons le traitement de la douleur. » C’est pour cela, poursuit-il, que les médecins font attention : « Avec un traitement court, il n’y a pas de risque de devenir addict. Quand nous prescrivons des traitements longs, comme avec la morphine ou l’oxycodone, il faut savoir l’arrêter progressivement et repérer s'il y a une dépendance ».

Pour la neurogénéticienne Lucie Pierron, l’OxyContin est « un morphinique efficace sur les douleurs rebelles et pratique car les gens peuvent le prendre chez eux ». Cela étant dit, poursuit-elle, « il présente des effets indésirables et surtout une accoutumance : il entraîne des effets flottants, planants, de "shoot positif" et, sur les plus fragiles, des délires ». C’est cette accoutumance qui dérange. Mais, pour le Dr Pierron, pas de quoi s’inquiéter : « Les médecins français sont très vigilants ».

Selon le Dr Battistoni, « la question principale est celle de l’indication. Quand celle-ci est respectée, à savoir quand les douleurs sont difficiles à traiter autrement qu’avec de la morphine, généralement chez des patients en fin de vie, il n’y a pas de problème. En revanche, si un jeune en demande, cela pose question ! »

Les opioïdes restent des médicaments prescrits régulièrement, affirme le Dr Rochoy, confirmant les chiffres de la SFPT : « Je sors d’une visite où j’ai renouvelé la prescription de la morphine de ma patiente, très âgée, avec des douleurs liées à un cancer ». Pas tant que ça, tempère le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF : « Nous ne le prescrivons pas à beaucoup de patients, mais je remarque qu’avec les difficultés d’accès aux spécialistes et les délais d’attente pour les centres de douleur, il peut nous arriver de renouveler des prescriptions qui ne devraient durer qu’un mois, parfois quatre fois ! » À titre personnel, la Dr Pierron indique qu’elle prescrit ce médicament « au bout du bout, quand il n’y a plus rien d’autre », car elle indique « avoir été sensibilisée, jeune étudiante, à l’addiction aux opiacés ».

« Il ne faut pas diaboliser ce médicament »

Ainsi, pour le Dr Basset, « ce médicament a sa place en France, mais on ne doit pas le prescrire pour n’importe quelle douleur de la vie courante ». Le Pr Frappé, à la tête du CMG, renchérit. « Ce n’est pas un médicament à jeter par la fenêtre et à diaboliser. Il est utile dans la rotation des opioïdes et la gestion des morphiniques. Mais je pense que c’est le genre de médicament qui ne peut pas être géré de manière anodine. » Le généraliste tient à préciser : « Les antalgiques, certains patients n’en veulent pas. D’autres, beaucoup moins nombreux, en réclament. Dans ce cas précis de médicament stupéfiant, il faut bien vérifier la carte Vitale pour regarder l’historique des remboursements ».

Alors comment gérer cette prescription au cabinet ? Le Dr Frappé explique. « Il faut prévenir le patient : lui dire "je vous prescris un médicament qui se trafique, qui peut faire tomber dans l’addiction, à ne pas laisser à portée des enfants" et intégrer cette notion dans le point de vigilance, avec le patient ». Car une fois la dépendance installée, « c’est trop tard », affirme-t-il.

« La nécessité de continuer le traitement se met sur la table, à chaque consultation. Preuve que le renouvellement d’ordonnance est bien plus qu’une photocopie… », finit-il. Et si un patient tombe dans l’addiction, « en tant que généraliste, médecin traitant, nous pouvons maintenir le lien et travailler au long cours : il n’est pas perdu. Notre devoir est de soigner, oui, mais aussi d’aider à vivre. »


Source : lequotidiendumedecin.fr