De la vente de cocaïne au grand public ? Gros couac de communication au Canada en pleine crise des opiacés

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Publié le 08/03/2023
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Crédit photo : PHANIE

L'annonce a été aussi retentissante que rapidement démentie. Vendredi 3 mars, plusieurs entreprises affirmaient avoir obtenu de l'Agence fédérale de santé du Canada (Santé Canada) l'autorisation de produire et vendre de la cocaïne au grand public. Quelques heures plus tard, c'est le Premier ministre lui-même, Justin Trudeau, qui intervient pour « rectifier le tir » et affirmer que la délivrance de cette autorisation ne permet pas la vente au grand public. Les produits concernés par la licence ne pourront être utilisés que pour « des besoins de recherches et des besoins médicaux extrêmement limités ».

« Il n'y a aucune intention, il n'y a aucune permission de vendre ça sur le marché et de partager ça avec les Canadiens », a martelé le Premier ministre, qui s'est dit « choqué » lors d'un déplacement à Winnipeg (Manitoba).

Des quantités limitées

Le laboratoire Adastra, spécialisé dans la production de cannabis médical, est l'une des entreprises concernées. Dans la foulée de l'intervention du Premier ministre canadien, la firme a apporté quelques précisions : elle a reçu une licence l'autorisant à vendre des produits figurant sur la liste des substances contrôlées (« dealer’s licence ») le 24 août 2022. Le 17 février dernier, cette autorisation a été amendée, autorisant de façon dérogatoire sa filiale Adastra Labs à « posséder, assembler, stocker, transporter et livrer des produits issus de la feuille de coca, de la cocaïne et de la psilocybine ». Les quantités en question sont en outre très faibles : 1 000 grammes de psilocybine et 250 grammes de cocaïne en 2023. Adastra précise aussi qu'elle ne peut fournir que certaines pharmacies, des médecins ou encore des hôpitaux, possédant eux-mêmes une autorisation.

Une autre compagnie, Sunshine Earth Labs, qui avait aussi déclaré pouvoir « légalement posséder, produire, vendre, et distribuer de la feuille de coca et de la cocaïne », a également publié un communiqué rectificatif, apportant les mêmes éléments qu'Adastra Labs. L'entreprise dispose d'une dérogation pour la production et la distribution de feuilles de coca, de cocaïne, de diacétylmorphine (héroïne), de morphine, de MDMA, d'opium et de psilocybine. Mais là encore, seuls les autres détenteurs de cette licence sont autorisés à lui en acheter.

Une expérience de dépénalisation en Colombie-Britannique

Questionnés sur les raisons d'une telle erreur de communication, ni les deux sociétés, ni Santé Canada n'ont, pour l'instant, répondu au « Quotidien ». Cette affaire survient dans un contexte bien particulier : celui de la première expérimentation de dépénalisation de la possession de petites quantités d'héroïne, de fentanyl et autres drogues dures, commencée en janvier et prévue pour trois ans.

Le Canada, et en particulier l'ouest du pays, est touché par une épidémie de décès par overdose. La province de Colombie-Britannique est l'épicentre du phénomène avec quelque 10 000 décès déclarés en 2016 (30 000 dans l'ensemble du pays), soit environ six décès quotidiens, pour une population de quelque cinq millions de personnes. La Colombie-Britannique suit dans cette démarche l'État américain de l'Oregon (nord-ouest), qui a dépénalisé les drogues dites dures en novembre 2020.

Des organisations de soignants et des associations plaident pour aller plus loin et assurer une fourniture en produits de bonne qualité aux usagers, dans le cadre d'une prise en charge. « Un des grands enjeux réside dans les quantités autorisées dans le cadre de l'expérimentation, explique Sandhia Vadlamudy, directrice générale de l'Association des intervenants en dépendance du Québec. Actuellement, seulement 2,5 g maximum d'un amalgame de différentes drogues sont autorisés. C'est trop faible ! Nous souhaiterions en outre que le volet décriminalisation ne soit pas conditionné à une obligation d'orientation vers les services sociaux comme c'est actuellement le cas au Portugal », ce pays qui a déjà dépénalisé l'usage de toutes les drogues.

Une première expérience de distribution à Montréal

Et qu'en est-il de la possibilité de délivrer des produits mieux contrôlés aux usagers de drogues ? Des expériences ont été tentées à Montréal où de la morphine à libération lente a été distribuée. « Nous avons constaté une diminution importante des décès, rapporte Sandhia Vadlamudy. Ainsi qu'un impact positif sur la capacité des gens à trouver et garder un logement ou un travail. »

Toutefois, il est encore très prématuré de prédire une généralisation de ce genre de dispositif à l'ensemble du pays. C'est pourquoi les premières annonces du 3 mars ont surpris le petit monde de l'addictologie. « La nouvelle est vraiment sortie du chapeau », résume Sandhia Vadlamudy.

Les réseaux mafieux à la manœuvre

Et pourtant, la qualité des produits consommés est un véritable problème de santé publique. Contrairement aux États-Unis où l'épidémie de surdosage d'opiacés trouve son origine dans le marketing sauvage des laboratoires pharmaceutiques, la production et la distribution de stupéfiants ont toujours été aux mains des réseaux criminels.

« Les producteurs cherchent à vendre des produits rapides à fabriquer et peu coûteux. Des substances comme le fentanyl, facile à dupliquer, se sont rapidement imposés. Les produits qui circulent ont des dosages non contrôlés et sont souvent contaminés, raconte Sandhia Vadlamudy. Il y a aussi un fort usage de stimulants : dans nos salles de consommation, 10 % des injections y sont liées. »

Dans ce contexte, la mise en place d'un circuit légal de produits mieux contrôlés pourrait sauver des vies, en complément des produits de substitution qui existent déjà. « Certaines ont essayé plusieurs fois de passer aux produits de substitution sans y parvenir. Il faut d'autres outils », estime Sandhia Vadlamudy.


Source : lequotidiendumedecin.fr