Contributions

Hommage à Gilbert Lagrue

Publié le 21/11/2016
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Avec le décès du Pr Gilbert Lagrue, la médecine Française perd l’un de ceux qui l’ont façonnée, avant et après la réforme hospitalo-universitaire de 1958.

La contribution apportée sans relâche par Gilbert Lagrue est unique par sa qualité et par sa durée exceptionnelle, de 1950, date de sa nomination à l’Internat des Hôpitaux de Paris, à 2013, date de la publication, à quatre-vingt-dix ans, de son dernier livre, chez Odile Jacob. Pour le retrouver, quand on l’a connu dans sa vie de médecin, de patron, de collègue ou d’ami, ou pour mieux le découvrir quand on ne connaît que son nom ou son travail sur les maladies rénales ou la dépendance tabagique, il faut relire le poème d’Aragon qu’il avait retenu pour clore le dernier chapitre de son dernier livre : « Quelques réflexions sur la mort ».

 

Il y aura toujours un couple frémissant

Pour qui ce matin-là sera l’aube première

Il y aura toujours l’eau le vent la lumière

Rien ne passe après tout si ce n’est le passant

 

C’est une chose au fond que je ne puis comprendre

Cette peur de mourir que les gens ont en eux

Comme si ce n’était pas assez merveilleux

Que le ciel un moment nous ait paru si tendre […]

 

N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci

Je dirai malgré tout que cette vie fut belle

 

La passion du théâtre, de la lecture et de la poésie lui avait été transmise par ses parents. Il a aimé réciter ce poème à haute voix, et de mémoire, tant le rythme de cette poésie était capable de complètement s’harmoniser à sa sérénité. Gilbert était bienveillant et curieux, le cœur ouvert, et la pensée sans cesse en alerte. Il disait avoir été influencé par Maurice Dérot et son esprit inventif, par Fred Siguier, parce que cet interniste au savoir encyclopédique était un « spécialiste en interrogatoire », par Robert Debré, « Big Bob », pour sa vision large d’une médecine scientifique et par Paul Milliez, pour son profond humanisme, ses idées novatrices, et sa parfaite conscience de la nécessité de la recherche associée à la clinique.

Dons d'écoute et de dialogue

Le médecin qu’il fut a développé sa qualité d’écoute des personnes malades, tout au long de sa vie, dans des environnements changeants. De ces changements est né un processus d’amélioration de ses dons d’écoute et de dialogue qui a amené ce néphrologue aux soins d’une addiction, le tabagisme. Il a connu les injections intrarachidiennes de streptomycine, auxquelles il fallait préparer les enfants atteints de méningite tuberculeuse, qui échappaient ainsi à la mort au prix d’une surdité. Il a écouté les femmes menacées par les septicémies à perfringens des suites d’avortement. Avant la dialyse péritonéale et le rein artificiel, elles mourraient dramatiquement, et il fut solidaire de son maitre Paul Milliez quand celui-ci eut le courage de mettre en pleine lumière ces souffrances évitables lors du fameux procès de Bobigny de 1972, qui précéda la Loi de dépénalisation de l’avortement de Simone Veil de 1975.

Il a été confronté aux syndromes néphrotiques de l’enfant et de l’adulte résistants aux premiers traitements qu’avaient été les administrations de glucocorticoïdes. Sa douceur face aux enfants comme aux adultes était celle du pédiatre qu’il aurait aimé être, si le drame familial qu’il a lui-même connu sur un enfant ne l’avait pas détourné de la pédiatrie.

Un transmetteur de liberté

Face aux malades hypertendus, il a su expliquer l’auto mesure tensionnelle, et la liberté qu’elle donne au long cours, en opposition avec une tradition médicale qui cachait les chiffres, alors que ce qui était compréhensible en 1960 quand les traitements étaient difficiles à manier ou inefficaces ne l’était plus du tout en 1970, pas plus que maintenant. Il a transmis à beaucoup de soignants cet art du dialogue avec un groupe tel qu’on peut le pratiquer avec des fumeuses et des fumeurs. Il a montré comment, à l’intérieur même d’un groupe, la plainte ou la difficulté particulière de l’un ou de l’autre, était repérée sur le regard ou la gestuelle, et comment l’on peut donner publiquement une réponse à une question posée par une personne, qu’une autre n’avait pas formulée ou aurait formulé différemment si elle avait osé.

Conseillé par Henri Lestradet, diabétologue des enfants, il eut le courage d’intégrer l’Institut National d’Hygiène en 1956, d‘accepter un salaire misérable pendant cinq ans. Il fit ce qu’il apprit aux plus jeunes à sa suite, et que la médecine moderne universitaire exigeait dans la mouvance nord-américaine : une double culture et une double pratique médicale et scientifique.

La science pour Gilbert Lagrue a commencé par la séparation et la caractérisation des protéines plasmatiques et urinaires, dans le laboratoire de Max-Fernand Jayle, puis a été amplifiée par la rencontre avec Bernard Halpern, pour l’expérimentation animale et le rôle du sel dans l’hypertension artérielle, et avec Lucien Hartman pour les études sur le système du complément.

Professeur des Universités issu du premier concours

Gilbert Lagrue devint Professeur des Universités en 1961, lors du premier concours qui eut lieu après la Loi Debré, concours un peu houleux disait-il en faisant allusion en souriant aux compétitions de l’époque entre Jean Bernard et Max Seligman, et Paul Milliez et lui. Il fut alors l’initiateur de la majorité des recherches faites à l’hôpital Broussais grâce à l’Association Claude Bernard par les médecins qui entouraient Paul Milliez, qui n’avait pas d’Unité de recherche de l’Inserm, créé en 1964. Ainsi furent lancées, avec l’avènement de la ponction biopsie rénale, les recherches de Jean Bariéty et Philippe Druet sur les glomérulopathies, en particulier extra-membraneuses. Devenu Professeur de néphrologie à Henri Mondor Gilbert Lagrue, continua ses recherches avec une nouvelle équipe, entre autres Bertrand Weil, Alain Sobel, Philippe Lang, Jérôme Laurent et Guy Rostoker.

Originalité et ténacité

Toutes ses contributions scientifiques sont marquées par l’originalité de la question posée, le soin du lien créé entre la caractérisation des malades et le travail expérimental soit de biologie cellulaire soit d’expérimentation animale ; Il a fait preuve également d’une grande ténacité dans l’amplification de ses hypothèses initiales sur les syndromes néphrotiques ou les angio œdèmes héréditaires.

La découverte majeure de Gilbert Lagrue et de sa nouvelle équipe de Créteil a été l’existence d’un facteur de perméabilité capillaire caractérisé dans le surnageant des cultures lymphocytaires des patients atteints de syndrome néphrotique (1-4). Deux autres lignes de recherche ont été initiées par lui à Broussais et poursuivies dans cet hôpital pendant de longues années. Philippe Meyer a introduit l’exploration du système rénine angiotensine dans l’hypertension expérimentale et clinique, voie de recherche poursuivie par Pierre Corvol et moi, stimulés également par l’intérêt porté par Gilbert Lagrue au traitement de l’hypertension artérielle par les spirolactones.

L’exploration vasculaire enfin fut initiée par Gilbert Lagrue et Meyer-Heine, avec des techniques de piézographie qui ont montré des anomalies des grosses artères avant la survenue de l’hypertension artérielle liée à certaines glomérulopathies ou après des grossesses hypertendues. Ce fut le point de départ des travaux sur les vaisseaux des hypertendus de Michel Safar, Gérard London et Stéphane Laurent.

Départ en retraite pour un… nouveau métier

Gilbert Lagrue a ultérieurement eu lors de son départ officiel en retraite la jeunesse d’esprit, l’enthousiasme et la conscience du service à rendre par la médecine, en faisant pendant 25 ans un nouveau métier : l’aide au sevrage tabagique. Il a abordé le problème comme il avait abordé les maladies rénales et l’hypertension artérielle.

Dans la Société de tabacologie fondée par Robert Molimard et dans le Groupe d’Etudes sur le Sevrage Tabagique, Gilbert Lagrue a veillé à la coexistence d’une approche multidimensionnelle allant de la génétique à la pharmacologie, de la neuropsychologie clinique et expérimentale à la psychiatrie et la Santé Publique. Il a contribué de façon majeure en 1999 à faire du Ministère de la Santé, un ministère sans tabac, au moment du Plan Kouchner.

Par la confiance et le respect qu’il avait inspirés, Il a structuré l’approche clinique des personnes sévèrement dépendantes du tabagisme ou déjà victimes de ses conséquences, en prenant mieux en compte et simultanément les multiples facettes psychologiques et pharmacologiques de cette dépendance. Grâce à lui, l’implantation nationale d’un dossier informatisé a été possible. Coordonné par Anne-Laurence le Faou, ce dossier contient près de trois cent mille consultations qui ont permis une méthodologie et une recherche communes et l’évaluation façon continue de l’activité des consultations qui y participent sur la base d’un volontariat.

Un homme et deux vies professionnelles : est ce possible ? Ce ne l’aurait sans doute pas été sans Annick Branellec, son épouse que l’on trouve à ses côtés au laboratoire, dans les publications, et à la maison, dans les joies et les souffrances vaincues ensemble par l’un et par l’autre, alternativement, jusqu’à cette séparation que tous deux savaient inéluctable et douloureuse, mais qu’ils ont su repousser le plus loin possible.

Pour bien comprendre ce qui a fait la vie de Gilbert Lagrue, il faut insister une fois encore sur sa bienveillance pour autrui, sa curiosité pour le monde extérieur scruté sous tous ses aspects, sa modestie et ses efforts permanents pour agir malgré ses doutes sur lui-même.

Il a mis en avant dans son dernier livre une citation de Samuel Ullman, poète et homme d’affaires américain de la fin du dix-neuvième siècle. Le général Douglas Mac Arthur avait repéré une des œuvres d’Ullman « Être jeune » Il la rendit célèbre quand il fut Commandant Suprême des forces armées à Tokyo en 1945 : « On ne devient pas vieux pour avoir vécu un certain nombre d’années : on devient vieux, parce que l’on a déserté son idéal. Les préoccupations, les doutes, les craintes, les désespoirs sont les ennemis qui lentement nous font pencher vers la mort. Vous resterez jeune, tant que vous resterez réceptif à ce qui est beau, bon et grand, aux messages de la nature, de l’homme… Jeune est celui qui s’étonne et s’émerveille et demande : et après ? »

À quatre-vingt-treize ans, Gilbert Lagrue est mort jeune…

1. Lagrue G, Xheneumont S, Branellec A, Hirbec G, Weil B. A vascular permeability factor elaborated from lymphocytes. I. Demonstration in patients with nephrotic syndrome. Biomedicine 1975 ; 23: 37–40

2. Lagrue G, Branellec A, Blanc C et al. A vascular permeability factor in lymphocyte culture supernatants from patients with nephrotic syndrome. II. Pharmacological and physicochemical properties. Biomedicine 1975 ; 23: 73–75.

3 Heslan JM, Branellec A, Laurent J, Lagrue G. The vascular permeability factor is a T lymphocyte product. Nephron 1986 ; 42: 187–188

4. Heslan JM, Branellec AI, Pilatte Y, Lang P, Lagrue G. Differentiation between vascular permeability factor and IL-2 in lymphocyte supernatants from patients with minimal-change nephrotic syndrome. Clin Exp Immunol 1991; 86: 157–162

* Néphrologue de formation, ancien Directeur général de la Santé, le Pr Joël Ménard est Professeur émérite de Santé Publique, à la faculté de médecine Paris-Descartes

 


Source : Le Quotidien du médecin: 9536