LE QUOTIDIEN : Quels ont été les principaux thèmes de ce congrès dédié à l’addictologie ?
Pr NICOLAS FRANCHITTO : Depuis le Covid-19 et les périodes de confinement, la consommation de substances telles que le tabac, l’alcool, les somnifères, les anxiolytiques, les antidépresseurs ou les opioïdes est en forte hausse et n’épargne pas les professionnels de santé. La prévalence du trouble de l’usage de substances est la même en population générale et chez les professionnels de santé.
Ces derniers sont souvent considérés, à tort, comme des modèles de « bonne santé ». Leur stress et leur épuisement se sont aggravés. Les soignants consultent tard, à un stade de sévérité de leur addiction supérieur à celui de la population générale. Si le phénomène n’est pas nouveau, il s’est aggravé depuis 2020.
Plusieurs freins à l’accès aux soins chez les soignants, et en particulier chez les médecins, sont à l’œuvre : tabou, honte, peur du non-respect de la confidentialité. De plus, dédiés au soin des autres, ils oublient souvent de prendre soin d’eux-mêmes.
Existe-t-il des facteurs de risque spécifiques aux soignants ?
Les premiers résultats de la mission nationale sur la santé des soignants, publiés le 25 mai, confirment ce que nous observons sur le terrain. Environ 63 % des soignants estiment que leur état de santé n’est pas bon, 77 % qu’ils manquent de sommeil et 71 % que leur niveau de stress lié à leur activité est supérieur à 6 sur 10. La littérature médicale a plusieurs fois souligné cette situation, mais la crise sanitaire est venue aggraver le bilan.
Les professionnels de santé cochent la plupart des facteurs de risque : contraintes importantes, responsabilités, stress, horaires à rallonge. La pratique de l’automédication et le fait de pouvoir accéder à des substances psychoactives ou à des médicaments dans leur milieu professionnel peuvent en favoriser l’usage. Certaines spécialités semblent y être plus confrontées, comme les anesthésistes et les urgentistes, et tous les soignants cumulant de nombreuses heures de garde ou travaillant de nuit.
Quelles sont les réponses et prises en charge proposées ?
Une des réponses est la prise de position de la ministre déléguée, Agnès Firmin Le Bodo (voir encadré). Plusieurs équipes s’intéressent à la problématique de la santé des soignants en France et le recensement des dispositifs existants est attendu. C’est très encourageant pour nous, acteurs de terrain, car cela montre une vraie prise de conscience.
Depuis 2015, les soignants peuvent suivre le DIU « Soigner les soignants ». La formation de soignants sur les problématiques de leurs pairs est essentielle dans le repérage et la prévention. Elle permet aussi la création de réseaux de soins dédiés et de rencontres entre professionnels.
Au CHU de Toulouse, nous avons créé le dispositif de soins dédié Access*, qui propose un accompagnement adapté aux professionnels de santé, qu’ils soient hospitaliers ou libéraux.
Quels sont les principaux défis à relever auprès des professionnels de santé ?
La situation actuelle doit nous alerter, à la fois pour ce qu’elle révèle du mal-être des soignants et pour les risques pour les patients. Aux États-Unis, un médecin souffrant de troubles addictifs est obligé de s’arrêter d’exercer, avec une possible suspension de son activité et une obligation de soin. En Espagne, les professionnels de santé peuvent consulter dans une clinique spécialisée dans la prise en charge des soignants addicts.
Je crois davantage en l’efficacité d’une consultation librement choisie - qui doit être facilitée – qu’en des soins contraints, même si parfois l’obligation de soins s’impose.
Des initiatives innovantes de prévention et de prise en charge ont vu le jour, notamment pendant les périodes de confinement, avec des séances de méditation, de sophrologie ou de relaxation, qui doivent être poursuivies, mais appuyées par un suivi médical spécialisé. L’un des principaux enjeux avec les patients-soignants est celui de l’entrée dans le soin.
Et en population générale, quelles sont les avancées dans la prise en charge ?
Sur un plan clinique, le repérage des addictions et la prévention sont toujours en progrès. L’orientation d’un patient addict reste cependant difficile en raison des problèmes d’effectif que nous rencontrons et parce que le réseau de soins, qui englobe de nombreux intervenants, peut paraître complexe. Il faut continuer à fluidifier les parcours patients, adresser les cas complexes vers les services d’addictologie de référence. Il n’est en effet pas possible de proposer seul une prise en charge, que l’on soit médecin ou un autre soignant. La prise en charge globale, intégrée, médico-psychosociale est nécessaire.
Par exemple, les consultations « aller vers », organisées par des équipes se déplaçant dans les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) pour dépister l’hépatite C et autres pathologies, sont une avancée extraordinaire. Un travail coordonné entre CHU ou CHG de proximité et médecins de ville ou structures médicosociales – avec possibilité d’hospitalisation de jour - permet une prise en charge complète.
Par ailleurs, les universitaires, avec le Collège universitaire national des enseignants d’addictologie (Cunea), œuvrent pour un enseignement plus précoce et soutenu en termes d’heures de cours.
La recherche française est très active. En Occitanie, avec les responsables universitaires de l’addictologie aux CHU de Montpellier et de Nîmes, nous avons créé l’Addictopôle, qui rassemble les projets de recherche et permet une meilleure coordination entre recherche et enseignement.
S’il n’est pas possible de citer tous les projets, au regard de la problématique du mésusage des médicaments opioïdes, il existe une nouvelle forme de médicament de substitution aux opiacés à étudier, la buprénorphine à action prolongée disponible en injection sous-cutanée hebdomadaire ou mensuelle en remplacement de la prise quotidienne sublinguale. Les psychédéliques dans le traitement des addictions, les nouvelles thérapies cognitivo-comportementales, la place de l’intelligence artificielle dans les parcours patients et l’enseignement doivent être encouragés.
Quelles actions prioritaires déployer auprès du grand public pour les prochaines années ?
Poursuivre l’organisation de journées ciblées, comme la journée mondiale contre le tabac du 31 mai et le mois sans tabac en novembre, car il y a toujours un retentissement positif sur les usagers. Rappelons que près de 12 millions de Français fument quotidiennement, et que le tabac est la cause de 75 000 décès évitables par an.
En revanche, dans notre pays, l’alcool, qui est la deuxième cause de mort évitable après le tabac et concerne 5 millions d’usagers quotidiens, est une cause peu fédératrice. Une bouteille de vin de 75 centilitres (vendue 10 euros) est taxée à hauteur de 17 % contre 84 % pour un paquet de 20 cigarettes… Heureusement, le « Dry January » connaît un succès important grâce à la mobilisation des équipes de terrain.
Un des grands défis concerne la prévention chez les plus jeunes. Les infirmiers scolaires mènent un travail formidable pour repérer et orienter de façon précoce. Chaque rentrée est l’occasion d’intervenir auprès de collégiens, de lycéens et d’étudiants. En faculté de médecine, nous avons mis en place un mentorat tuteur-tutoré : des étudiants de deuxième année sont formés à repérer les vulnérabilités et à orienter leurs pairs de première année en difficulté vers les services de soin adaptés.
Enfin, il faut développer encore plus les consultations spécialisées pluriprofessionnelles, comme le Centre ressource lyonnais des addictions médicamenteuses (Cerlam) qui peut être sollicité par tout médecin en difficulté avec un patient présentant une possible addiction à un médicament prescrit. À Toulouse, nous avons créé une consultation conjointe addictologue-algologue pour proposer au patient une évaluation globale à la fois de la douleur, des traitements prescrits et des éventuels mésusages associés.
*Access pour Addictions, consultations confidentielles d’entraide et de soins aux soignants
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