« LORSQUE l’annonce du mot cancer est faite et que "le ciel vous tombe sur la tête", tous disent appartenir dès lors au monde du cancer dans lequel ils viennent de pénétrer. » Quel est ce monde ? Quels en sont les lieux et les hôtes, quels sont les mots de la douleur ? Reste-t-on soi ou devient-on un autre ? Comment envisage-t-on la mort ou la guérison ? Dans quel temps, coincé entre un passé révolu et un futur incertain, vit-on ? Ce troisième tome de l’étude ethnologique des malades du cancer aborde, en 6 moments, ces questions qui tissent le vécu des patients de l’hôpital Paul Brousse. Loin des idées reçues, parce que fondé sur de nombreux témoignages, elle montre en quoi le cancer est un paradoxe. « Cette maladie convoque la vie, la redéfinit, lui donne ou lui redonne du sens ou un contenu nouveau », écrit Jean-Luc Lory dans la conclusion. « Le malade du cancer, plus qu’un autre, voit, semble-t-il, se révéler l’être qu’il est, à qui s’impose l’importance d’exister », ajoute-t-il. L’étude met ainsi en évidence qu’une fois dépassées les représentations négatives associées à la maladie, le patient recrée un microcosme avec une identité refondée et un présent réinventé.
De nouveaux liens sociaux.
« L’hôpital est le lieu d’entrée dans le territoire de la maladie (...). Ce microcosme devient lieu du "premier pas" du malade dans la maladie, de la première étape de l’exploration d’un temps nouveau et de représentations singulières ». Avec le déplacement du centre de vie du malade, de son foyer à l’hôpital (certains vont même jusqu’à parler de « cordon ombilical » les reliant au centre de soin), ce sont toutes les relations sociales, affectives et familiales qui se réajustent. L’oncologue devient le maître du temps, qui régit les hospitalisations et les durées des séjours. « Notre vie est entre les mains du médecin, il prend la charge "vie" entre ses mains, on n’a plus qu’à suivre le chemin qu’il trace parce que c’est son métier », témoigne Mme Fro., 40 ans.
Symétriquement, les relations avec le dehors évoluent. C’est le cas pour cette jeune femme de 31 ans qui met en sourdine sa vie de couple, pour revenir habiter chez ses parents, alors qu’elle vient d’emménager avec son mari, dont elle était enceinte. Une façon de voir la maladie comme une parenthèse. Mais également la conséquence des difficultés à se projeter dans l’avenir à 2. Plus généralement, le malade ne parvient plus à occuper pleinement les liens familiaux. « C’est difficile pour moi de continuer à assurer à la maison pour les tâches ménagères. C’est donc mon mari qui prend le relais. Je ne veux pas être un fardeau pour lui mais parfois je ne peux rien faire », confie Mme Ho., 68 ans. Le foyer devient l’« espace idéalisé d’une liberté éphémère et relative », où la solitude n’est pourtant pas moins oppressante qu’à l’hôpital, à l’intérieur duquel d’autres liens se trament, avec les amis, les malades, le personnel, des « proches par délégation ».
Rester soi ou devenir un autre.
La maladie introduit un nouveau rapport à soi et un autre équilibre entre le statut de malade hospitalisé et celui du patient de retour chez lui, à sa vie d’avant. « Tout au long de la maladie et selon ses rythmes, le malade devra passer d’un monde à l’autre, assumer ses personnalités différentes, être tour à tour un autre puis lui-même pour le rester quand il sera guéri », souligne l’étude. Dès lors, il est en plein paradoxe. « Au moment de l’annonce, il se sent pourtant comme avant. C’est avec le début du protocole de soins, du processus de guérison qu’il va devenir physiquement différent, être désigné comme malade aux yeux des autres ». Les stratégies de compensations divergent en fonction des individus. Adopter ou refuser une perruque n’a jamais la même signification : en porter une peut tout aussi bien symboliser l’acceptation de la maladie que sa dissimulation.
Le rapport au temps est également complètement modifié. Le cancer se vit comme une « capsule de temps » au présent, avec un début, son annonce, et peut-être une fin, la guérison. Le passé apparaît comme révolu et l’avenir reste incertain. Alors, toute reconstruction ne se fait que dans le temps de la maladie, où l’envie de vivre s’affirme obstinément. « Les malades qui ont participé aux entretiens emploient, en parlant de leur cancer, les termes d’expérience, de découverte, de nouveau départ, autant de qualificatifs et de formulations paradoxalement positifs pour une maladie portant une telle charge négative » notent les auteurs.
In fine, il ressort de cette étude une vision très contrastée du vécu des malades du cancer. Traumatisme profond, la maladie apporte aussi ses propres forces à des identités parfois tassées par le quotidien. « Si je vis, j’écrirais, si je vis j’aimerais, si je vis je protégerais, si je vis, je rirais, je donnerais, j’écouterais, je regarderais », écrit, dans un long témoignage placé à la fin de l’étude, Isabelle Cousteil, ancienne patiente devenue écrivaine. Pour rappeler que le cancer n’est pas une antichambre de la mort, mais une maladie de la vie.
* Sur demande à Press’Publica, tél. 01.56.89.56.64, e.casanova@press-publica.fr.
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