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Dossier

Santé des femmes

IVG : en route vers la constitutionnalisation ?

Par Elsa Bellanger - Publié le 09/02/2024
IVG : en route vers la constitutionnalisation ?

La révocation de l’arrêt Roe vs Wade en juin 2022 aux États-Unis a relancé l’idée de constitutionnaliser l’IVG
VOISIN/PHANIE

La France pourrait devenir le premier pays au monde à constitutionnaliser l’interruption volontaire de grossesse (IVG), acte médical tout autant qu’emblème des droits des femmes. Une réforme hautement symbolique, alors que l’accès à l’avortement est menacé jusque dans les pays démocratiques.

C’est un texte qui pourrait marquer un tournant autant historique que symbolique. Après les députés fin janvier, les sénateurs se pencheront le 28 février sur le projet de loi gouvernemental inscrivant à l’article 34 de la Constitution « la liberté garantie » aux femmes d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse (IVG).

La révocation en juin 2022, par la Cour suprême américaine, de l’arrêt Roe vs Wade qui protégeait le droit des femmes à avorter aux États-Unis, a fait l’effet d’une déflagration à l’échelle internationale. Des « impacts négatifs » sont déjà observés « sur des processus législatifs à l’international », a indiqué Jeanne Hefez, chargée de plaidoyer pour l’ONG internationale Ipas pour les droits reproductifs, lors d’un colloque sur l’avortement dans le monde, organisé par la Délégation aux droits des femmes du Sénat en novembre. En Éthiopie ou en Inde, la décision américaine « a été citée par des mouvements anti-avortement », a-t-elle poursuivi.

En France, l’épisode a relancé les débats sur l’opportunité de constitutionnaliser l’IVG. Dès novembre 2022, une proposition de loi du groupe LFI, soutenue par la majorité présidentielle, en faveur de l'inscription du droit à l'IVG dans la Constitution, était adoptée l’Assemblée. Le président de la République, Emmanuel Macron, a promis, lors de l’hommage de la nation à Gisèle Halimi, le 8 mars 2023, de faire inscrire dans la Constitution la liberté des femmes de recourir à l'IVG.

Le texte traduisant cette volonté a été présenté en Conseil des ministres en décembre et est actuellement examiné par le Parlement. L’Assemblée nationale l’a adopté lors d’un vote solennel le 30 janvier. Il sera soumis aux sénateurs le 27 février. S’il était voté dans les mêmes termes par les deux chambres, le texte ferait l’objet d’un scrutin en congrès à Versailles le 5 mars, à trois jours de la date symbolique de la journée internationale du droit des femmes, le 8 mars.

Une « liberté garantie » dans la Constitution

Si la notion de « liberté », moins forte juridiquement que celle de droit fondamental, a quelque peu déçu les mouvements féministes, ces derniers saluent un « symbole fort ». La France serait le premier pays à graver l’IVG dans le marbre de la Constitution. À travers le monde, « l’avortement est un des rares soins inclus dans le Code pénal », a rappelé Hazal Atay, chercheuse en science politique au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp) à Sciences Po Paris, lors du colloque de novembre au Sénat. Selon le Center for reproductive rights, environ une femme en âge de procréer sur deux vit dans un pays où la législation sur l’avortement est restrictive.

À l’international, la légalisation est plutôt « l’exception ». La criminalisation, complète ou conditionnelle, contribue « à la stigmatisation » de l’acte : « la manière dont on parle de l’avortement dans nos lois a un impact sur le terrain et sur l’accès », analyse-t-elle. Dans un contexte où la pénalisation est possible, les médecins ont souvent peur des sanctions et « interprètent la législation de manière restrictive. »

Seul le Canada dispose d’une dépénalisation complète. Celle-ci « consiste à retirer l’avortement de la législation pénale, à ne pas appliquer d’autres infractions pénales à l’avortement et à s’assurer qu’il n’y ait aucune sanction pénale pour les acteurs concernés », détaille Hazal Atay. Quelques pays reconnaissent l’IVG comme un droit : des pays post-soviétiques comme l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, la Russie, et des pays où l’avortement a été récemment légalisé, comme l’Argentine et le Népal.

Différentes formes d’entrave

Mais la seule loi n’assure pas l’accès effectif. Les obstacles peuvent venir des politiques publiques : délais, modalités de prise en charge, établissements et professionnels autorisés à pratiquer, etc. En France, les obstacles relèvent notamment d’« inégalités territoriales très fortes » et d’un « manque de moyens et de personnels » qui « contribue à rendre le parcours de soins parfois difficile et peu accessible », soulignait un avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) concernant l’allongement des délais, rendu en avril 2020.

Une restriction de l’accès peut aussi venir d’un choix laissé aux professionnels de santé plutôt qu’aux femmes. « C’est une nuance importante (…), les demandes des femmes peuvent être en conflit avec le choix des médecins », rappelle Hazal Atay. C’est le cas en Italie où malgré la légalisation adoptée en 1978, les femmes peinent à avorter dans de bonnes conditions. Les soignants peuvent avoir recours à l'objection de conscience, « invoquée par 70 % des médecins, voire 90 % dans certaines régions », indique Amandine Clavaud, directrice de l’Observatoire de l’égalité femmes-hommes de la Fondation Jean-Jaurès. Résultat : de nombreux hôpitaux et cliniques n'offrent aucune possibilité d'y avorter.

Une autre entrave relève de la montée de mouvements anti-IVG organisés à l’échelle internationale et de plus en plus actifs (lire page 12). Plus de 120 mouvements sont recensés sur le continent par le Forum parlementaire européen sur les droits sexuels et reproductifs. « Le continent européen n’est pas épargné », insiste la sénatrice Dominique Vérien, présidente de la Délégation aux droits des femmes du Sénat. Et ce même si l’IVG est autorisée « dans 25 États membres sur 27 », rappelle Amandine Clavaud.

La constitutionnalisation est un message universel de solidarité à toutes les femmes qui voient aujourd'hui cette liberté bafouée

Emmanuel Macron

La Pologne, où l’IVG n’est possible qu’en cas de danger pour la vie de la femme, de viol ou d’inceste, depuis une loi de janvier 2021, est un exemple « de traduction politique de ces mouvements anti-droits une fois au pouvoir », poursuit-elle. En Hongrie, l’accès à l’IVG est de plus en plus difficile : les femmes qui souhaitent avorter sont contraintes d’écouter le battement de cœur du fœtus. Et en Suède, la participation de l’extrême droite à la coalition gouvernementale pourrait rouvrir le débat sur la réduction du délai légal de l’IVG, craint Dominique Vérien. « L’IVG est toujours un des premiers droits attaqués quand arrivent au pouvoir des partis extrêmes », ajoute Hazal Atay.

Ces mouvements sont présents en France. Lors d’une audition devant la mission parlementaire de la Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale sur la constitutionnalisation de l’IVG, le Planning familial a détaillé certaines des pratiques déployées pour entraver l’accès à l’IVG, et notamment des attaques des centres ou la mise en place de plateformes téléphoniques qui, sous couvert d’information, incitent les femmes à poursuivre leur grossesse.

Une réforme symbolique promise par le Président

Face à ces tentatives de remises en cause de l’accès à l’avortement et à la réversibilité des législations européennes, inscrire l’IVG « dans le marbre de la Constitution en France garantirait plus de droits pour les femmes », plaide Amandine Clavaud. Dans un avis de septembre 2023, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) juge que « cette consécration au niveau constitutionnel » enverrait « un signal fort de soutien aux citoyens et citoyennes qui se battent pour défendre le droit à l'avortement, notamment dans des pays où ce droit est interdit ou restreint ». Dans son discours du 8 mars 2023, Emmanuel Macron présentait la constitutionnalisation comme « un message universel de solidarité à toutes les femmes qui voient aujourd'hui cette liberté bafouée ».

La balle est désormais dans le camp des sénateurs. Toute modification rédactionnelle de leur part viendrait bouleverser le calendrier de la constitutionnalisation en relançant la navette parlementaire.

25 millions d’IVG non sécurisées par an

« Partout où l’avortement est interdit par la loi ou difficile voire impossible d’accès dans des conditions sanitaires fiables, les femmes qui souhaitent y recourir se tournent inévitablement vers des pratiques clandestines qui mettent leurs vies en danger », a rappelé la sénatrice Dominique Vérien, présidente de la Délégation aux droits des femmes. Conséquences des entraves à l’IVG : 25 millions d’avortements non sécurisés sont réalisés chaque année, dans le monde, entraînant sept millions d’hospitalisations pour des complications et 39 000 décès, selon l’Organisation mondiale de la santé.