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Dossier

Violence envers les médecins

Sécurité : le virus fait monter la pression

Par Adrien Renaud - Publié le 24/01/2022
Sécurité : le virus fait monter la pression


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Les agressions de médecins sont, depuis plusieurs années, un sujet de préoccupation majeur pour la profession. Une problématique que la crise sanitaire n’a fait qu’aggraver, au point de conduire certains généralistes à de profondes remises en question.

Difficile de dire que depuis deux ans et la pandémie de Covid-19, la société française soit très apaisée : les traitements controversés, le port du masque ou encore les vaccins suscitent de multiples différends qui ne sont pas toujours réglés de manière pacifique. Et comme les cabinets de médecine générale font partie des lieux où les sujets de discorde sont fréquemment abordés, la violence y fait de plus en plus souvent irruption… ajoutant un facteur de stress à une profession qui n’a pas vraiment besoin de cela.

Car, avec la crise, les généralistes ont rapidement compris que le moindre incident peut prendre des proportions incontrôlées. C’est l’amère expérience faite par le Dr Naima Bouraki, généraliste installée dans le quartier de l’Argonne, à Orléans (Loiret). Celle-ci est en état de choc depuis que, fin novembre, ce qui devait être une banale consultation pour le suivi du diabète d’une patiente qu’elle connaît de longue date a dégénéré en une scène de violence qui l’a obligée à s’arrêter de travailler 15 jours.

Ayant remarqué que la patiente en question n’avait reçu qu’une dose de vaccin Janssen contre le Covid, Naima Bouraki avait profité du renouvellement de son traitement pour lui indiquer qu’elle présentait des facteurs de risque et lui suggérer de faire la dose de rappel. « Elle me répond qu’elle n’a pas très envie, raconte l’Orléanaise. En deux ans de crise, j’ai appris à ne plus insister, et je lui dis que je vais noter cela dans son dossier. C’est là qu’elle s’est mise dans un état d’hystérie totale. » La patiente sort mais revient quelques heures plus tard… accompagnée de deux hommes. « J’ai à peine eu le temps de fermer la porte qui sépare la salle d’attente des salles de soin que l’un d’eux a foncé dedans en hurlant, j’ai vraiment cru qu’elle allait lâcher », se souvient Naima Bouraki.

Boucs émissaires

Ce témoignage est loin d’être un cas isolé. « Certains de nos concitoyens ont tendance à étendre dans les cabinets le débat sur la pandémie, parfois très électrisé, et à faire des professionnels de santé des boucs émissaires », analyse le Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom). Cette institution est très bien placée pour étudier les violences commises envers la profession : elle recense depuis 2002, via son Observatoire de la sécurité des médecins (voir graphiques), les actes dont les praticiens sont victimes. Et on peut craindre que 2021 soit un millésime particulièrement douloureux.

Nous n’avons pas encore le recensement mais, intuitivement, on peut s’attendre à une hausse significative du nombre de faits signalés - Dr Jean-Marcel Mourgues (Cnom)

« Nous n’avons pas encore le recensement mais, intuitivement, on peut s’attendre à une hausse significative du nombre de faits signalés », prédit l’ordinal. Il faut dire qu’avec 955 déclarations d’actes de violence envers les médecins recensés, l’année 2020 avait marqué un net recul sur le sujet : -12 % par rapport à 2019. Une baisse qui s’explique en grande partie, estime Jean-Marcel Mourgues, par l’activité ralentie qu’ont connue beaucoup de cabinets et autres structures de soins en cette année particulière. 2021, au contraire, devrait selon lui afficher un profil tout à fait différent, avec une activité revenue à la normale mais aussi la masse des différends liés à la pandémie en général, et à la vaccination en particulier.

Provax, antivax, même violence

Cette dernière est d’ailleurs symbolique des pressions contradictoires auxquelles sont soumis les médecins par temps de Covid : violences et menaces sont venues aussi bien de personnes cherchant à tout prix à se faire vacciner alors qu’elles n’étaient pas éligibles que de patients s’estimant contraints à une vaccination qu’ils ne désiraient pas. C’est en tout cas ce qu’a vécu le Dr Julia Fidry, généraliste à Arpaillargues-et-Aureillac, dans le Gard, et qui a coordonné un centre de vaccination pendant la majeure partie de l’année 2021.

« Le jour où nous avons ouvert le centre, le 20 janvier, j’ai reçu trois lettres de menaces de mort, se souvient-elle. Puis le centre a été cambriolé en février, on a volé toutes mes affaires personnelles ainsi que les flacons. À partir de là, j’ai bénéficié d’une ligne prioritaire à la gendarmerie. Ils avaient peur que je me fasse kidnapper. » Les vaccins étaient alors extrêmement rares et faisaient l’objet de convoitises pouvant dégénérer en violence. « Au centre, les menaces et les insultes sont devenues quotidiennes pour nous, poursuit la généraliste. Beaucoup de personnes venaient juste avant la fermeture et exigeaient des doses restantes que nous n’avions pas. » Un jour de mai, le mari d’une personne qui voulait une deuxième dose de Pfizer alors qu’elle devait avoir une dose d’AstraZeneca a même giflé Julia Fidry en plein centre de vaccination. La police municipale a dû intervenir pour maîtriser l’individu.

Après cet incident, le centre de vaccination a connu une brève période d’accalmie, explique la praticienne, mais l’introduction du passe sanitaire est venue réélectriser les conditions de travail. « Des personnes venaient se faire vacciner et, au moment de l’injection, demandaient un faux, se souvient-elle. Parfois, la tension montait, on venait me chercher et c’était parti pour les insultes. Tout ça pour un boulot que je faisais de manière bénévole. C’est quand même un peu dur à encaisser. »

Une crise qui a bon dos ?

Reste que les tensions suscitées par la crise sanitaire ne peuvent suffire à expliquer le surcroît de violence déploré par les généralistes depuis plusieurs mois : ce n’est pas parce que le climat est électrique qu’il doit déclencher les menaces et les insultes comme l’orage déclenche les éclairs et la foudre. « Certes, les gens en ont marre, il y a les problèmes de tests, et quand ils voient qu’il y a 100 mètres de file à la pharmacie, ils deviennent agressifs, concède le Dr Philippe Vermesch, président du Syndicat des médecins libéraux (SML), qui a beaucoup travaillé sur le sujet des violences. Mais cela fait des années que nous constatons que certaines personnes estiment qu’on leur doit tout : elles se permettent de ne pas honorer leurs rendez-vous mais dès que quelque chose ne va pas comme elles le voudraient, elles explosent. »

Plus ça va, plus certaines personnes estiment avoir tous les droits, et zéro devoir - Dr Naima Bouraki

Ce sentiment est partagé par Naima Bouraki et Julia Fidry. « Il y a un problème d’éducation : plus ça va, plus certaines personnes estiment avoir tous les droits, et zéro devoir », déplore la première. « La crise n’a fait qu’exacerber quelque chose qui existait déjà, estime la seconde. La population ne respecte pas le soin et les médecins, et cela a peut-être quelque chose à voir avec la manière dont nous sommes traités par nos gouvernants : si les gens voyaient que les politiques respectent les médecins, peut-être qu’ils nous respecteraient davantage. »

Que la faute en incombe au virus, à la population ou aux politiques, la nécessité de se protéger est la même pour les généralistes menacés. Et ceux qui ont été agressés ont dû modifier leurs pratiques. « Désormais, mes collègues savent toujours où je suis, juste au cas où il arrive quelque chose, raconte Julia Fidry. Et nous avons mis en place des boutons de sûreté dans nos locaux : cela déclenche une alarme et prend une photo de la situation en cas d’urgence. Sans compter la ligne prioritaire avec la gendarmerie, qui reste en place. » Les contraintes liées à la sécurité peuvent également amener certains praticiens à limiter leurs activités. « Depuis que j’ai été agressée, je ne fais plus de visites à domicile, j’ai trop peur de représailles, et je me fais accompagner dès que j’entre ou sors du cabinet », témoigne Naima Bouraki.

Des mesures pour les médecins dans une future loi ?

Pour Philippe Vermesch, les politiques devraient davantage prendre le sujet en main. « Nous estimons qu’il faut faciliter l’installation de vidéosurveillance dans les cabinets, mais aussi que les agressions contre les médecins devraient être traitées au niveau pénal, comme les agressions contre des policiers, indique le responsable syndical. Par ailleurs, une application de géolocalisation comme celle dont bénéficient les personnalités sensibles permettrait d’améliorer la situation. » Des propositions que le SML a eu l’occasion de présenter au ministère de l’Intérieur à la fin de l’automne dernier. « Pour une fois, nous avons eu l’impression d’être pris au sérieux, et j’ai bon espoir de voir certaines de nos demandes intégrées dans la loi issue du Beauvau de la sécurité, qui devrait sortir dans les prochaines semaines. »

Pour une fois, nous avons eu l’impression d’être pris au sérieux, et j’ai bon espoir de voir certaines de nos demandes intégrées dans la loi issue du Beauvau de la sécurité - Dr Philippe Vermesch (SML)

Reste qu’au quotidien, les généralistes n’ont qu’une solution : se blinder. « C’est terrible à dire mais on s’habitue à tout, même aux violences, remarque Julia Fidry. Être insultée dans l’exercice de mes fonctions, cela fait désormais partie de mon quotidien. » Naima Bouraki est plus radicale. « Si je suis de nouveau agressée, ma décision est prise : je m’en vais », prévient-elle. Compte tenu de la démographie médicale orléanaise, voilà qui illustrerait de manière éclatante l’adage qui veut qu’un malheur ne vienne jamais seul.