Quarante jours passés sous la terre, ou comment l'expérience Deep Time veut faire avancer la médecine en milieu extrême

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Publié le 30/04/2021
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Crédit photo : AFP

« Quoi ? Déjà ? » Quand on est venu le chercher au fond de la grotte de Lombrives, dans l'Ariège, le Dr Jérôme Normand n'avait pas envie de mettre fin à cette période de 40 jours passée sous terre. Descendu avec 14 autres équipiers recrutés par l'institut Human Adaptation, cet anesthésiste réanimateur n'avait passé que 27 cycles veille- sommeil d'une moyenne de 35 heures chacun et croyait donc qu'il lui restait une dizaine de cycles à passer loin de la surface.

Le Dr Normand est un spécialiste de la médecine en milieu isolé, habitué à suivre médicalement des marathoniens des sables et des sherpas tibétains. Il est en outre médecin du secours spéléologique français. Dans le groupe, il était chargé d'assurer le suivi médical quotidien. « Je disposais d'un mini-SMUR, explique-t-il, avec un défibrillateur scope, de l'oxygène, de quoi faire une intubation, stopper une hémorragie ou faire un remplissage vasculaire… » L'intérieur de la grotte étant en permanence à 10 °C et à 100 % d'humidité, le Dr Normand s'attendait à avoir à traiter des pathologies ORL, ce ne fut pas le cas. « Je n'ai eu à m'occuper que de petites plaies et de la cheville foulée d'un journaliste qui nous a accompagnés lors des premiers cycles », explique-t-il.

Quand la proprioception est perturbée

Deep Time s'inscrit dans un champ de recherche singulier : celui de l'étude des réactions physiologiques et psychologiques de personnes ou de groupes de personnes plongées dans un environnement extrême. Cette thématique est au cœur de la genèse de l'institut Human Adaptation il y a 4 ans, sous l'impulsion de l'explorateur Christian Clot. Ce dernier s'est associé à des chercheurs en neurobiologie, génétique humaine, sociologie, physiologie, mais aussi à des neurologues, comme le Dr Stéphane Besnard, du service d'explorations fonctionnelles neurologiques du CHU de Caen et chercheur dans l'unité Inserm Comete.

Pour ce praticien hospitalier habitué aux malades atteints de lésions vestibulaires ou de la maladie d'Alzheimer, les volontaires de Deep Time privés d'une grande partie de leurs informations sensorielles (sol irrégulier, absence de repères temporels, peu de lumière…) sont un modèle expérimental simulant la perte de repères de ses patients.

« Le carrefour temporo-pariétal est perturbé chez les patients vestibulaires et les patients Alzheimer, explique le Dr Besnard. Ce qui déséquilibre le trépied sensoriel, sensitif et visuel sur lequel s'appuie la perception de soi », précise le neurologue qui a soumis les volontaires, pendant leur séjour sous terre, à une batterie de tests visuels (orientation, relief, contraste) et d'évaluation du temps. Des dispositifs de réalité virtuelle étaient également descendus sous terre pour des expériences sur la proprioception. Ces tests ont nécessité l'installation d'ordinateurs modifiés pour ne pas donner l'heure et pour résister à l'humidité ambiante de 100 %.

Les marqueurs de la résilience

L'autre intérêt médical est la détermination de marqueurs biologiques permettant d'évaluer le risque psychologique des personnels confrontés à un environnement extrême, comme les militaires en mission, les pompiers ou les scientifiques hivernant dans une station polaire. « On connaît encore peu de choses sur les données cérébrales des gens plongés dans ces situations, explique le Dr Besnard. Ce sont des champs de recherche qui vont gagner en importance compte tenu des changements brutaux, économiques et climatiques, qui nous attendent. »

Dans la grotte, les volontaires devaient remplir un cahier journalier. Ils ont fait l'objet de mesures régulières, avant et après l'expérience : de la température via des capteurs ingérés sous forme de gélules ; des taux de cortisone et de mélatonine ; de la vitesse maximale aérobie (VO2 max) ; de la composition corporelle et de la rigidité cardiaque. « On va également essayer d'avoir des marqueurs épigénétiques, complète le Dr Besnard. En tout, ce sont 300 à 400 marqueurs qui vont être analysés. On espère en isoler une dizaine : croisés avec l'évaluation de l'état psychologique (évaluée grâce à des entretiens et l'analyse des enregistrements audio et vidéo), ils pourraient constituer des marqueurs d'adaptation. »

Les participants seront aussi interviewés à distance de la sortie de la grotte pour évaluer comment est vécu le retour à la normale sur le psychologique. « Nous sommes passés d'une liberté sans impératif, où l'on passait notre temps à s'écouter, à un monde réel en effervescence, très virulent au niveau des interactions sociales, c'est un choc, explique le Dr Normand. Avec le recul, je n’ai plus envie d'y retourner : il n'y avait pas beaucoup d'odeur dans la grotte. »

Coopérer en situation extrême

Le but était aussi sociologique. Les chercheurs du Human Adaptation Institute souhaitent en effet étudier comment un groupe humain plongé dans un nouvel environnement extrême reconstitue une organisation sociale fonctionnelle pour travailler et créer, même sans repère temporel. D'un point de vue psychologique, « l'expérience a été très bien vécue par les participants, estime le Dr Besnard. Mais physiologiquement, c'était très sévère ».

Les participants avaient un certain nombre de tâches à faire. Ils devaient notamment consacrer deux heures par cycle à des activités de recherche, se coordonner pour aller chercher de l'eau dans un gouffre de 80 m de fond, nettoyer la grotte des traces des passages des anciennes expéditions (400 kg de déchets ont été évacués), pédaler pour produire l'électricité nécessaire pour l'éclairage, l'exploration spéléologique et la cartographie 3D. En ce qui concerne les loisirs, le temps se découpait entre jeux de balle, jonglage, apprentissage de la musique ou lecture.


Source : lequotidiendumedecin.fr