Tissu conjonctif
Il s’agit d’une atteinte diffuse du tissu de soutien qui est loin de se réduire, sémiologiquement, comme le croient les rares médecins qui en ont entendu parler, à une hypermobilité articulaire associée à une fragilité et/ou à une étirabilité cutanée. Cette affection génétique autosomique dominante du tissu conjonctif a une symptomatologie clinique riche et polymorphe dominée par des éléments subjectifs, parfois surprenants, et toujours déroutants pour celui qui n’est pas prévenu. De nombreux autres symptômes peuvent s’exprimer (douleurs, troubles de la perception du mouvement par désinformation périphérique des capteurs, troubles digestifs, gastriques et/ou intestinaux, parfois sévères, dysfonctionnement vésicosphinctérien, troubles bronchiques parfois alarmants, troubles ORL, troubles visuels…). Le système nerveux et le système osseux ne sont pas concernés. Bien des orientations diagnostiques inappropriées ont été observées : parmi les plus fréquentes : le syndrome des enfants battus ou des femmes battues (à cause des ecchymoses quasi spontanées par fragilité capillaire), la fibromyalgie qui est à la mode et, surtout, l’hystérie de conversion ce qui est peut-être induit par la prédominance fortement féminine (80 %). Cette dernière appellation, assortie parfois d’un envoi vers le psychiatre, pénalise considérablement ces personnes qui souffrent et ne pas crues et entendues du corps médical. C’est ainsi que plusieurs de nos patients se sont vus annoncer qu’ils avaient, ou avaient peut-être, une maladie neurologique évolutive, le plus souvent une sclérose en plaques. Ce diagnostic avait été envisagé dans 12 de nos 87 cas ayant fait l’objet d’une enquête.
Corps partagé en deux
L’observation que nous rapportons illustre parfaitement les propos précédents. Il s’agit d’une jeune femme de 30 ans, infirmière, qui se plaint de paresthésies des membres inférieurs, de sensations étranges de « corps partagé en deux » (elle a la sensation « d’être deux personnes lorsqu’elle marche »). L’instabilité de la marche est la cause d’entorses (ou pseudo-entorses en fait), voire de chutes, Les troubles urinaires associent dysurie et mictions impérieuses avec, parfois, des fuites urinaires. Elle se plaint de constipation, de sensations de stase gastrique, de fausses routes. La préhension est altérée avec un déficit variable du membre supérieur droit. Elle se plaint d’un flou visuel plus marqué à gauche, d’une baisse importante de l’acuité visuelle de l’œil gauche, d’une fatigue qui va croissante, de douleurs du genou droit, des chevilles et des pieds.
Ces symptômes sont variables, évoluant par crises, aboutissant à des épisodes de paraparésies avec une incontinence urinaire totale.
Les bilans retrouvent un signe de Lhermitte et deux hypersignaux à l’IRM. Les potentiels évoqués sont normaux.
Incident de PL
Un tel tableau a d’abord fait évoquer un accident vasculaire cérébral, puis le diagnostic de sclérose en plaques est posé en 1994, sur les données de l’IRM et de l’examen du liquide céphalorachidien. La ponction lombaire sera, d’ailleurs, à l’origine d’un incident inattendu, mais prévisible dans la maladie d’Ehlers-Danlos : une fuite du liquide céphalorachidien au niveau du point de ponction ; secondairement, cette fuite sera responsable d’un engagement cérébral. La mise place d’un « Blood Patch » au niveau de la brèche permettra de mettre fin à cette complication de la ponction lombaire.
Un traitement est institué : corticothérapie intraveineuse à fortes doses, à raison de 1 g par jour pendant 8 jours, puis, après 6 mois, un traitement par interféron à raison d’une injection par semaine, suivie, au bout de 18 mois, d’une injection de bêta interféron toutes les quarante-huit heures pendant trente mois. Malgré le traitement, des « poussées » persistent toujours avec des manifestations douloureuses de plus en plus importantes, la patiente continuant toujours son travail. Des problèmes respiratoires et de fausses routes apparaissent. Le diagnostic de maladie de Charcot est évoqué. Du fait de la mise en place d’un traitement par interféron, une interruption médicale de grossesse est décidée chez cette personne primipare avec les conséquences psychoaffectives que l’on peut imaginer.
Un syndrome dépressif s’installe et le diagnostic neurologique est complété par un étiquetage hystérie de conversion.
Rééducation respiratoire
Finalement, il faudra six ans pour revenir sur le diagnostic initial. La patiente avait, d’elle-même, interrompu l’interféron. Ce n’est qu’en 2002 que le diagnostic de syndrome d’Ehlers Danlos est porté. Il est conforté par l’apparition de difficultés respiratoires (dyspnée, état bronchitique) objectivées par une réduction de la capacité vitale avec un jeu diaphragmatique très perturbé nécessitant une rééducation respiratoire par Impulsateur et de Percussionnaire avec une ventilation nocturne intermittente. Un nouveau traitement est appliqué selon les nouvelles méthodes de médecine physique utilisées dans le syndrome d’Ehlers-Danlos : vêtements de contention (tronc et membres, y compris les mains et les chevilles) du type de ceux utilisés pour les cicatrisations des brûlés, orthèses de repos pour les mains, orthèses plantaires, collier cervical, ceinture lombopelvienne souple de type Lombacross-activity et/ou corset lombax-dorso avec appui sur les épaules, genouillères, stimulateur antidouleur de type TENS, antalgiques par voie générale et, parfois, injections locales de structures tendineuses ou ligamentaires douloureuses.
Du fait de cette nouvelle orientation diagnostique et thérapeutique, la patiente peut poursuivre son activité professionnelle de chef d’entreprise de matériel de santé, impliquant de nombreux déplacements en voiture.
Les conséquences sociales ici sont lourdes : un médecin déclare la patiente inapte au travail, Elle est mise en invalidité et exclue professionnellement. Ceci ne la décourage pas et elle crée une entreprise. Ce n’est pas sans difficulté qu’il a fallu faire admettre aux divers médecins ce diagnostic qui leur est apparu comme « étrange ».
Diagnostic différentiel
Difficultés du diagnostic différentiel entre sclérose en plaques et syndrome d’Ehlers-Danlos.
La symptomatologie du syndrome d’Ehlers-Danlos peut prêter à confusion et faire évoquer une multisclérose devant l’association, des symptômes suivants : difficultés de coordination des mouvements avec perturbation du sens du mouvement voire « pseudo-paralysies » qui peuvent conduire à l’usage intermittent du fauteuil roulant, troubles digestifs (constipation opiniâtre, reflux gastro œsophagien), difficultés urinaires à type surtout de dysurie pouvant nécessiter des autosondages, troubles auditifs (acouphènes, hyperacousie, surdité), troubles visuels (troubles intermittents de l’acuité visuelle), manifestations respiratoires (dyspnée, pseudo-crises d’asthme, bronchites, blocages respiratoires). La variabilité de ces manifestations qui sont l’objet de « crises » de quelques heures à quelques semaines, avec rémission plus ou moins marquées, peut donner le change avec le tableau clinique d’une sclérose en plaques.
Certains symptômes doivent pourtant alerter le clinicien : les douleurs axiales et périphériques prédominant autour des articulations, la fatigue souvent très intense. Les douleurs provoquées par les contacts et les mouvements passifs peuvent faire croire à un signe de Lhermitte qui n’existe pas, ce qui explique son implication dans l’observation que nous avons relatée. Le réflexe du voile, fait de la flaccidité des tissus muqueux pose, lui aussi des problèmes d’interprétation s’il vient à manquer.
Par contre, l’absence totale de signe de la série pyramidale doit intriguer et, surtout, la présence de manifestations orthopédiques et cutanées doit attirer l’attention. Sur le plan orthopédique, sans s’arrêter au diagnostic « banalisant » d’hypermobilité, il faut prendre en considération les subluxations ou luxations des membres et les pseudos entorses, les douleurs et les subluxations des articulations temporo maxillaires. Elles ont encore plus de sens si elles s’accompagnent de manifestations cutanées à type d’ecchymoses même pour des traumatismes minimes, de retards de cicatrisation avec des cicatrices inesthétiques, d’une étirabilité de la peau exagérée.
Aucun test d’imagerie, de biologie ou d’histopathologie ne permet formellement et spécifiquement le diagnostic qui reste strictement clinique. Cette négativité de l’imagerie contribuant à affermir le diagnostic.
Ce syndrome n’est pas une maladie évolutive et son devenir est imprévisible et pas nécessairement avec une majoration de l’ensemble des symptômes : douleurs, fatigue, mais aussi instabilités articulaires, troubles proprioceptifs des membres, digestifs et urinaires.
Parmi les facteurs précipitant un traumatisme, nous avons relevé : les facteurs climatiques (le froid surtout), le stress. Le fait que dans notre série de 400 patients, 85 % soient des femmes incite à rechercher un facteur hormonal.
La question de l’attitude médicale
La fréquentation des sujets ayant un syndrome d’Ehlers-Danlos est très instructive sur le fonctionnement de la relation médecin malade face au diagnostic. Nous avons la sensation d’assister à une confrontation inégale entre la subjectivité et le vécu des patients aux prises avec leurs souffrances et leurs angoisses et l’objectivité, pleine d’assurance, de professionnels « programmés » pour établir des diagnostics selon leurs critères et non selon les symptômes allégués par le malade. Comme si le propos de Baglivi (XVIIe siècle) « il n’y a pas de meilleur livre pour le médecin que le malade » était oublié. On ne peut qu’être surpris des commentaires des médecins qui nous sont rapportés par les patients : « Je ne connais pas » (sous-entendu : « çà n’existe pas, c’est dans votre tête »). Ce déni de l’inconnu, du nouveau, est étrange. Doit-on penser que la médecine a déjà identifié toutes les maladies possibles ? A-t-on oublié que la base d’identification en médecine est la clinique ?
De plus, chaque discipline agit selon sa culture : celle du neurologue, sans conteste est celle de l’IRM, finis les examens approfondis et les interrogatoires souvent remplacés par la contemplation à plusieurs de l’IRM. Celle du rhumatologue est différente : le syndrome d’Ehlers-Danlos est pour lui l’association d’une hypermobilité et d’une peau élastique. Et les douleurs, le fait d’une arthrose surajoutée. Pourtant, sur les 350 personnes observées, une seule a de l’arthrose sur une hanche opérée (à tort ?) dans l’enfance.
Conclusions
Les médecins doivent être mieux informés d’un syndrome qu’ils ont tendance à ne pas prendre au sérieux. Il est vrai que les symptômes présentés ne sont pas nécessairement ceux que le médecin prend en considération. Ils jouissent même d’un certain « mépris » : la fatigue, les douleurs diffuses, la constipation, les difficultés sphinctériennes. La bonne foi de patients est mise en doute. Et pourtant, les 350 patients que nous avons examinés racontent sans se connaître, la même histoire clinique. D’autre part, des « faux » ou « pseudos » signes sont possibles : ainsi le signe de Lhermitte n’a pas de signification chez des personnes qui sont hyperalgiques notamment lors de mobilisations brusques du cou.
L’erreur diagnostique est préjudiciable car elle expose à des diagnostics et traitements inadaptés, à des gestes (chirurgicaux surtout) inappropriés et surtout à une souffrance considérable des personnes concernées qui se voient qualifiées d’hystériques ou d’affabulatrices et ne sont pas crues, alors qu’elles souffrent.
Ces patients ont la sensation d’être de moins en moins écoutés. Ils arrivent au diagnostic par des voies non médicales : la rencontre d’une personne diagnostiquée présentant les mêmes symptômes qu’elles ou encore internet. C’est le cas de cette patiente belge qui nous a envoyé un courriel nous disant : « J’ai fait en dix minutes le diagnostic que les médecins n’ont pas su faire en dix ans ».
Il y a là un défi à relever pour la médecine et les médecins qui doit aussi résider dans un changement d’attitude face à leurs patients et à leurs souffrances même si, dans un premier temps, ils ne savent pas les interpréter.
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