Entretien avec le professeur d'anthropologie à l'université de Princeton et au Collège de France

Dr Didier Fassin : « Le civisme n’est guère convoqué, sauf de façon rhétorique, et c’est dommage, car nos concitoyens sauraient en faire preuve »

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Publié le 19/05/2020
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La crise a aggravé les inégalités de santé, affirme le professeur de Princeton (USA) et titulaire de la chaire Santé publique au Collège de France. Ce médecin et anthropologue dénonce la police sanitaire qui a suspendu les libertés fondamentales et appliqué une répression plus dure dans les quartiers populaires, alors qu'était négligée la prévention.

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LE QUOTIDIEN : La pandémie a-t-elle aggravé les inégalités de santé ?

DIDIER FASSIN : Sans aucun doute. On aura peut-être du mal à le voir en France parce qu’on ne présente jamais les données en fonction des catégories socio-économiques ou ethnoraciales. On sait seulement que la mortalité est très forte en Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de la France métropolitaine et comptant la plus forte proportion d’étrangers et de minorités. Mais on le voit clairement aux États-Unis, où la population noire, qui correspond aussi aux milieux les plus défavorisés, paie un lourd tribut à l’épidémie avec une mortalité deux à trois fois supérieure à son poids démographique. Les inégalités se manifestent dans le fait que les métiers les plus exposés, dans les transports, l’alimentation, le nettoyage, sont exercés par les catégories les plus modestes, souvent d’origine immigrée. Elles s’expriment aussi dans le fait que celles et ceux qui appartiennent à ces catégories présentent plus souvent des facteurs de risque tels que le diabète ou l’hypertension, ont plus de difficultés à être testées et à recevoir des soins. Par ailleurs, il ne faut pas oublier ceux qui vivent des situations d’enfermement forcé, soit dans des maisons d’arrêt surpeuplées, où l’on est deux ou trois par cellule individuelle, soit dans des centres de rétention administrative, pour ce qui est des étrangers. Leur condition les expose à un risque élevé de contamination.

Mais la santé n’est-elle pas tout de même passée devant l’économie ?

La biolégitimité, c’est-à-dire la reconnaissance de la vie comme bien suprême, est le concept qu’on peut placer en miroir du biopouvoir, c’est-à-dire les techniques s’exerçant sur les corps et sur les populations, tel que proposé par Michel Foucault. Quand on voit combien on prend rarement en compte, dans les politiques économiques, les pertes en vies humaines, qu’on les pense en termes de quantité ou de qualité de vie, et combien les logiques de profit prévalent généralement sur les logiques de protection, on ne peut qu’être frappé par le fait qu’on soit soudain prêts à accepter une récession, un effondrement de la production, un endettement massif, une croissance des dépenses publiques, en somme tout ce qui paraissait absolument impossible il y a peu, et cela pour sauver des vies. Deux éléments ont certainement contribué à ce renversement : d’abord, le fait que tout le monde semblait pouvoir être affecté et même mourir, ce qui a créé une sorte de peur collective ; ensuite, le fait que, faute de prévention, les personnels soignants se soient trouvés en première ligne, débordés, angoissés par une situation à laquelle le système de santé n’était pas préparé. La vie est alors apparue comme une priorité absolue, phénomène dont j’avais déjà montré dans d’autres études combien il tendait à s’imposer mais qui jamais, je crois, n’avait acquis une telle évidence pour tout le monde. Il est difficile de savoir ce qu’il en restera une fois la crise passée. Je pense que le dispositif hospitalier y aura gagné en autorité et qu’on devra revenir sur les coupes massives qui l’ont mis dans cette situation difficile. Mais je doute en revanche que les politiques économiques et sociales bénéficient des leçons de la pandémie car on nous dira qu’il faut redresser la situation et que des efforts doivent être consentis… quoi qu’il nous en coûte.

Police sanitaire

La police au service de la santé publique, est-ce une nécessité ?

Le confinement a été une mesure de police sanitaire au sens le plus strict et aussi, comme c’est toujours le cas pour la police, le plus discrétionnaire. Les agents chargés de faire respecter les normes prescrites par le gouvernement ont pu décider de manière arbitraire que tel achat relevait de la première nécessité ou non, que telle attestation était bien rédigée ou non, et donc décider de qui ils voulaient sanctionner. Mais surtout, on les a fait intervenir dans les quartiers populaires où la répression a été la plus dure, alors qu’ils étaient le plus souvent absents des quartiers résidentiels et, quand ils y étaient présents, s’y montraient bien plus cléments. Mais le déconfinement, tel qu’il se dessine, ne privilégie certainement pas le civisme. On multiplie les règlements, souvent incompréhensibles pour ceux mêmes qui sont chargés de les faire appliquer. On annonce un traçage informatique que la France est l’un des rares pays à vouloir centraliser. On prévoit des brigades de cas contact. On va donc passer d’un dispositif de police à un dispositif de surveillance. Et toujours sous état d’urgence. Le civisme n’est guère convoqué, sauf de façon rhétorique, et c’est dommage, parce que nos concitoyens sauraient en faire preuve.

La lutte contre l’épidémie de sida avait mis en ligne la santé publique et les droits humains ; ce paradigme vous paraît-il abrogé par la pandémie ?

Le paradigme des droits humains n’est pas abrogé, mais nous sommes en effet dans un autre paradigme de police et de surveillance sanitaires. Il faut dire que dans le cas du sida il existait une forte stigmatisation contre laquelle il était nécessaire de lutter et une importante mobilisation des mouvements gays pour défendre les droits humains. Aujourd’hui, on a une suspension de plusieurs libertés fondamentales, liberté de circuler, de se réunir, de manifester, d’honorer ses morts, tout ceci sous un état d’urgence qui ne permet guère la contestation. On le voit d’ailleurs, le monde politique et même la société dans son ensemble sont encore dans un état de sidération.

Les anthropologues ont-ils suffisamment eu la parole dans la gestion de la crise ?

Il est vrai qu’on entend peu les sciences sociales dans les médias, mais on les lit beaucoup dans les quotidiens, les magazines, les supports en ligne. Et il y a tout de même un sociologue et une anthropologue dans le Conseil scientifique auprès du gouvernement. Le plus remarquable pour moi est plutôt que, dans ce conseil composé de personnalités éminentes, la santé publique soit relativement peu représentée, même si plusieurs des disciplines représentées contribuent à ce domaine. Il me semble que cette absence est révélatrice d’un fait plus général dans ce qu’a été l’approche des pouvoirs publics en France avec deux ministres, l’une hématologue, l’autre neurologue, et un directeur général de la santé infectiologue : une approche qu’on peut dire clinicienne, avec pour préoccupation principale les lits d’hôpital et pour solution le confinement pour éviter l’engorgement, alors que la dimension préventive, avec le dépistage par les tests, l’isolement des malades, la recherche des contacts, la protection des personnes exposées par leur métier, a été longtemps négligée. Or, moins on fait de prévention, et plus on doit faire de coercition.


Source : Le Quotidien du médecin