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Dossier

Et si la crise actuelle était un tournant de civilisation...

Par Christian Delahaye - Publié le 19/05/2020
Et si la crise actuelle était un tournant de civilisation...


Rien ne sera plus jamais comme avant. Sollicités par « Le Quotidien », six anthropologues portent un regard distancié sur la pandémie. Crise sanitaire, économique, sociale, elle agit aussi comme un révélateur sur nos sociétés et porte en germe des évolutions structurelles majeures. Analyses et démonstrations.

Rien ne sera plus jamais comme avant. Les anthropologues que nous avons interrogés sont formels : la crise que nous vivons pourrait changer durablement le rapport de nos sociétés à la vie, à la mort, à la santé ou à notre environnement. La relation médecins-patients devrait en sortir bouleversée. Et le rapport aux politiques et aux décideurs aussi. Cela se ressent déjà. Didier Fassin évoque un « état de sidération » chez nos concitoyens. Et David Lebreton prévient : « Le masque va amputer les relations sociales ». De l'avis général, la pandémie laissera des traces indélébiles. Sylvie Fainzang analyse la crise comme « un accélérateur de l'histoire ». Soraya Boudia aussi qui estime qu'elle « peut être l'occasion de changements importants ». En négatif, le drame sanitaire actuel pourrait aussi générer des blessures qui seront longues à cicatriser. Alain Epelboin redoute ainsi des « séquelles sociales lourdes et durables ». Quand Frédéric Keck croit déceler « une révolte sociale énorme » qui est « en train de couver ». Dans le détail, notre glossaire anthropologique de la pandémie permet de se rendre compte des mutations à l'oeuvre.

C comme communication

- Tantôt excessive, tantôt insuffisante, la communication institutionnelle a fourni des réponses tardives et discordantes, dissimulant grossièrement l’impréparation : par exemple les manques de masques et de tests diagnostiques. Aussi, on a subverti le discours scientifique, masquant ses ignorances, renforçant sa perte de crédibilité. (A. Epelboin)

- On a observé une viralité de l’information sur les réseaux, comme un écho macro-politique à ce qui se passe au niveau moléculaire avec l’information génétique. (Frédéric Keck)

- La confiance a été altérée par des informations discordantes. Certaines résultent de l’incertitude liée à cette pandémie, et des limites de nos connaissances scientifiques actuelles, mais d’autres résultent de mensonges ou de dissimulations, perpétrées pour des raisons politiques. (Sylvie Fainzang)

C comme confinement

- Avec le confinement, le primat a été donné à la vie biologique ; le déconfinement marque le retour de la priorité économique. (Sylvie Fainzang)

- Le confinement s’est appuyé sur la biolégitimité, c’est-à-dire la reconnaissance du simple fait de vivre comme le bien suprême ; c’est une évolution politique et sociale majeure, un véritable renversement. (Didier Fassin)

C comme corps

- Le corps est devenu le lieu de tous les soupçons et de tous les dangers, le visible exposé à l’invisible, il focalise tous les malheurs du monde, la maladie, la mort ; à la fois, il est dévalorisé comme en proie aux dangers et il est survalorisé, vital, il doit faire l’objet de toutes les protections, avec l’instauration des mesures barrières. (David Le Breton)

D comme deuil

- Le fait de ne pas pouvoir effectuer les rites funéraires coutumiers, altère et va altérer gravement le travail de deuil, suscitant des séquelles psychologiques individuelles et sociales lourdes et durables. (Alain Epelboin)

- Priver les morts d’un ultime hommage, empêcher les vivants de voir les morts, c’est les priver de l’apaisement que procurent les rites funéraires, c’est leur instiller un sentiment de culpabilité qui les fera longtemps souffrir. (David Le Breton)

E comme écologie

- L’écologie des maladies infectieuses nous alerte sur l’émergence de virus liés aux transformations que les hommes font subir à l’environnement, avec la déforestation, le réchauffement, l’appauvrissement des sols, l’élevage industriel. L’accélération des catastrophes pandémiques s’opère en liens étroits avec celle des catastrophes environnementales. Elle va nous obliger pour y survivre à changer nos modes de vie et en particulier nos relations avec les animaux. (Frédéric Keck)

I comme inégalités

- L’idée que le coronavirus nous affecte tous sans faire de différences sociales est profondément fausse et c’est même une illusion dangereuse. (Didier Fassin)

- La pandémie a exacerbé les inégalités de santé pour la prévention comme pour l’accès aux soins ; la vulnérabilité médicale a été aggravée par la précarité économique et les problèmes de logement. Le confinement a rendu les populations dites vulnérables encore plus fragiles. (Sylvie Fainzang)

- La crise a agi comme un révélateur chimique des discriminations dont sont victimes les femmes, les enfants, les adolescents, et ne parlons pas de toutes les personnes dites borderline. (David Le Breton)

- La crise que nous vivons n’est pas la conséquence du seul Covid-19, elle est un miroir grossissant de problèmes déjà là. Elle vient ébranler des situations fragiles, à un moment d’une perte de confiance grandissante envers les institutions et une difficulté réelle de se projeter dans le futur. (Soraya Boudia)

M. comme malheur

- J’emploie le concept d’anthropologie du malheur car il permet de dépasser les cadres épistémologiquement restrictifs d’« anthropologie de la maladie », d’« anthropologie médicale », d’« ethnomédecine » ou d’« anthropologie religieuse », pour analyser de manière transdiciplinaire les composantes à la fois biologiques, économiques, politiques, sociales et religieuses de la maladie ici pandémique. Le malheur a été aggravé par la pauvreté des moyens diagnostiques et thérapeutiques dont nous disposons. De plus, comme à chaque catastrophe, l’urgence a écrasé l’humanisation. (Alain Epelboin)

L comme libertés

- Au lieu de mobiliser démocratiquement les intelligences des acteurs de la réponse, des associations de malades, des forces vives de la société, les pouvoirs en place ont retenu exclusivement des stratégies de contraintes venues « d’en haut ». (Alain Epelboin)

- On a procédé à une suspension de plusieurs libertés fondamentales, liberté de circuler, de se réunir, de manifester, d’honorer ses morts, tout ceci sous un état d’urgence qui ne permet guère la contestation. On le voit d’ailleurs, le monde politique et même la société dans son ensemble sont encore dans un état de sidération. (Didier Fassin)

M. comme masques

- Le masque ne laisse voir que le front et les yeux, il ne permet pas de singulariser son vis-à-vis avec son visage, il va amputer les relations sociales de la reconnaissance et des expressions faciales. (David Le Breton)

- On avait constitué en 2010 un stock de masques qu’on n’a pas su renouveler et même on s’est moqué longtemps des Asiatiques qui se masquaient dans l’espace public. Ce ratage terrible a été encore pollué par le débat franco-français sur le port du voile. Le sujet est devenu complexe et fait d’ailleurs l’objet actuellement de recherches commandées par la DGS. (Frédéric Keck)

M. comme médecine

- Le fantasme de la médecine toute puissante est percuté de plein fouet. On est réveillé en sursaut du rêve transhumaniste. La cyborgisation a vécu. Dans le même temps émerge une télémédecine qui ne permet plus au médecin et au patient de se regarder en face, qui prive la consultation de son émotion et de sa gravité. Le médecin ne touche plus le patient. Avec l’inconnu du virus, c’est le patient qui a appris au médecin, il est devenu l’expert, comme lors de l’apparition du sida. (David Le Breton)

- Les soignants ont été en première ligne pour faire face au choc de la pandémie, dans des conditions difficiles. A priori, on pourrait penser que le secteur public et l’hôpital en particulier pourraient en sortir renforcés. Mais rien n’est moins sûr. (Soraya Boudia)

- La crise a boosté la télémédecine et celle-ci, après la pandémie, restera certainement dans les pratiques. Sur ce plan, la crise sanitaire aura été un accélérateur de l’histoire et ses effets sur la relation médecin-patient seront durables. (Sylvie Fainzang)

P comme principe de précaution

- La France est le seul pays à l’avoir inscrit dans sa constitution (en 2005), et à l’avoir appliqué au domaine sanitaire. Mais elle a oublié la prévention et la préparation. C’est un double ratage, d’autant plus flagrant que des pays comme la Chine ou Taïwan ont accompli une véritable révolution culturelle dans la prévention des épidémies. (Frédéric Keck)

R comme résilience ou révolte

- Le confinement a vu aussi naître des dynamiques de solidarité, avec de nouveaux liens de voisinage, des inventions de communications. Une vraie résilience. (Alain Epelboin)

Le jour d’après verra une renaissance, des moments d’émerveillement devant des choses évidentes et sans prix, l’ordinaire quotidien deviendra extraordinaire. Ce sera un retour au monde et à la vie. (David Le Breton)

- Les semaines de confinement ont causé des dégâts psychiques importants et les séquelles seront lourdes pour les familles et la santé mentale. Une révolte sociale énorme est en train de couver; et quand vous enlèverez le couvercle... (Frédéric Keck)

- La prise de conscience des problèmes donnera-t-elle lieu à une mémoire collective bénéfique et à la volonté d’inventer des solutions adaptées ? Cela va en partie dépendre du temps qu’on mettra à sortir de la crise. (Sylvie Fainzang)

- Une crise peut bien entendu être l’occasion de changements importants, à condition que des acteurs les portent, en fonction des dynamiques sociales qui prendront place. Cette situation nous incite à de l’audace politique pour répondre, avec des politiques effectives, à un ensemble d’enjeux sanitaires, sociaux et environnementaux. (Soraya Boudia)

R comme religions

- Les représentations religieuses du malheur, avec l’idée d’une divinité qui punit et qui condamne restent prégnantes dans les milieux traditionalistes, aussi bien chrétiens que musulmans ou juifs. Les gens sont toujours à la recherche de boucs émissaires et de croyances dans des remèdes miraculeux. Et comme dans l’immense majorité des cas, les personnes infectées guérissent spontanément, cela ouvre une voie royale pour croire dans l’efficacité de rites, d’amulettes, de placebos ou de drogues actives détournées à tort de leurs indications princeps. (Alain Epelboin)

V comme vieux

- Un pays comme la France, qui connaît une institutionnalisation massive de la fin de vie, au contraire de la Chine et de l’Orient, ne pratique pas la solidarité intergénérationnelle. En choisissant des mesures économiquement coûteuses pour sauver les plus de 70 ans, il a effectué un revirement (Frédéric Keck)