« Il suffira d'une crise… On nous rabâche cette phrase qui serait attribuée à Simone de Beauvoir sur le droit des femmes en danger, depuis que la Cour Suprême américaine a annulé la jurisprudence Roe vs Wade. L’histoire nous montre que c’est surtout le droit en général, celui de chacun et chacune, qui est en danger dès lors qu’on baisse la garde. Celui des femmes est plus récent, donc moins ancré et plus « facile » à abroger. Le droit concernant l’avortement a, quant-à-lui, évolué depuis des siècles. Et pourtant, l’enjeu ici n’est pas uniquement le droit ou l’inégalité de genre ; il y va de la santé des femmes.
En janvier 1973, l’arrêt Roe v. Wade (1973) rendu par la Cour suprême des États-Unis autorise et qualifie l'accès à l'avortement et fait jurisprudence. L’avortement ne peut plus être légalement interdit par les États. 50 ans après, cette même cour laisse chaque État faire sa propre loi sur le sujet. 13 États sur 50 interdiront sans doute l’avortement dans les prochaines semaines et ce, de manière légale. On dit toujours que ce qui arrive aux États-Unis est précurseur de ce qui va advenir en France. Est-on à risque en France d’une telle régression ? Possible. Si notre président souhaite inscrire le droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE, le parlement européen a nommé une femme anti-IVG à sa tête.
Rien n’est jamais acquis… N’oublions pas que, la loi du 15 février 1942 transformait l'avortement en un « crime contre la sûreté de l'État », passible de la peine de mort. Si cette dernière loi a été abrogée à la Libération, ses trois courtes années d’existence ont été fatales à Marie-Louise Giraud, exécutée en 1943 pour avoir pratiqué 27 avortements clandestins, l’une de ses « clientes » décédant d’une infection deux semaines après son avortement.
En avril 1971, le manifeste des 343 publié dans le Nouvel Obs, corédigé par Simone de Beauvoir, défend le droit à l’avortement. Pour rappel, le voici : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l'une d'elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l'avortement libre. » Ce manifeste est ensuite communément appelé le manifeste des 343 salopes, dévalorisant la parole de ces femmes et de toutes les femmes en situation de se faire avorter, et déresponsabilisant les hommes co-responsables des grossesses non désirées.
À l’illégalité s’ajoute l’inégalité… de Santé. Les Françaises aisées partent à l’étranger pour avorter, les plus pauvres le font dans la clandestinité, dans des conditions sanitaires déplorables. « L'Angleterre pour les riches, la prison pour les pauvres ! » criait la foule lors du procès de Bobigny en 1972, dans lequel Marie-Claire, mineure victime de viol et ayant avorté, était traînée en justice avec quatre autres femmes dont sa mère, avant d’être… relaxée. Le procès marque un tournant dans la lutte pour le droit des femmes en faveur de l’avortement.
Un million de femmes, vous l’avez lu comme moi dans ce manifeste. En choisissant ce thème, difficile je l’avoue, je suis allée chercher les statistiques actuelles. On ne parle plus ici d’un million certes, mais de 220 000 avortements en France en 2020 [1]. L’avortement concerne 1,44 % des femmes dites « en âge de procréer ». On dit qu’un tiers des Françaises auraient recours au moins une fois dans leur vie à l'IVG. C’est beaucoup. Malgré une prévalence contraceptive élevée, une grossesse sur trois est déclarée « non prévue » en France ; et un tiers de ces grossesses non prévues est dû à l’absence de contraception… La promotion de la contraception doit être poursuivie, c’est indéniable.
220 000… imaginez (ou plutôt remémorons-nous encore un peu) les conséquences sanitaires d’une interdiction d’avorter sur un tel nombre de femmes ! Dans son discours à l’Assemblée Nationale [2], la santé des femmes est l’argument ultime que choisit Simone Veil en toute fin de son allocution, pour convaincre ceux qui hésitaient encore à voter pour la loi : « Mais nous ne pouvons plus fermer les yeux sur les 300 000 avortements qui, chaque année, mutilent les femmes de ce pays, qui bafouent nos lois et qui humilient ou traumatisent celles qui y ont recours. » Et si Simone Veil évoque une situation de fait qui « ridiculise l’État », dans laquelle l’avortement y reste un acte grave, difficile et même dramatique pour ces femmes… qu’il faut dissuader : « si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s’il admet la possibilité d’une interruption de grossesse, c’est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme » ; la santé de la femme reste une priorité « pour donner plus de sécurité à la femme, l’intervention ne sera permise qu’en milieu hospitalier, public ou privé » .
L’avortement ne peut être pratiqué que par un médecin. Ce dernier est aussi incité à promouvoir la contraception : « Le médecin peut jouer ici un rôle capital, d’une part, en informant complètement la femme des risques médicaux de l’interruption de grossesse qui sont maintenant bien connus, (...]) et, d’autre part, en la sensibilisant au problème de la contraception. » Bref, un discours majeur, pensé pour convaincre. Un discours qui n’évoque pas une seule fois le droit des femmes à disposer de leur corps. Un discours dont l’objectif est de faire passer une loi majeure pour... l’avancée des droits des femmes !
Les droits récents sont toujours en danger. J’ose espérer que ce recul aux États-Unis n’arrivera pas en France, car cet enjeu de santé publique nous concerne tous ; nous : les fils, les filles, les neveux, les nièces, les petits-fils et les petites-filles des 343, et nous resterons vigilant.e.s.
Exergue :
[1] Interruptions volontaires de grossesse : une légère baisse du taux de recours en 2020 | Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (solidarites-sante.gouv.fr)
[2] 1974-11-26-1.pdf (assemblee-nationale.fr)
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