Un cœur bioprothétique Carmat banalisé ?

Quand les patients implantés seront suivis par leurs généralistes

Publié le 05/10/2015
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L'histoire du coeur Carmat (ici assemblé à l'assemblage) est particulièrement évolutive

L'histoire du coeur Carmat (ici assemblé à l'assemblage) est particulièrement évolutive
Crédit photo : AFP

Rêvons un peu et imaginons que l’aventure née de la rencontre du Pr Alain Carpentier avec l’industriel Jean-Luc Lagardère a dépassé les espérances les plus folles des managers de Carmat, les objectifs stratégiques d’accès au marché esquissés en 2015 par le directeur du développement de Carmat, Eric Richez, comme le business-model de Philippe Pouletty, animateur du fonds biotech Truffle capital, qui visait environ 100 000 malades en Europe et aux États-Unis.

Le marquage CE a été accordé à l’issue de la vingtaine d’essais cliniques de deuxième phase, tous réussis, la Sécurité sociale rembourse le cœur bioprothétique, réalisant au passage une économie de quelque 20 000 euros par an et par patient, soit le coût des immunosuppresseurs qui devaient être prescrits à vie aux patients greffés.

Trois hypothèses.

« Attention, quand nous envisageons un tel succès pour l’aventure Carmat, nous nous situons encore dans un scénario qui reste de la science-fiction, souligne d’abord le Pr Christian Latrémouille, même si l’histoire du cœur bioprothétique est particulièrement évolutive et si elle s’est nettement accélérée au cours des deux dernières années. Cela étant, poursuit le chirurgien de l’HEGP qui a réalisé la première implantation en décembre 2013, on peut déjà imaginer la révolution médicale que provoquerait un tel scénario s’il devenait réalité. Je vous propose deux hypothèses : celle d’une solution thérapeutique enfin offerte pour des besoins médicaux non encore couverts, lorsqu’on a épuisé toutes les autres options. En l’occurrence, la prise en charge de patients non éligibles à la transplantation cardiaque. Sont concernés les grands insuffisants cardiaques qui ne sont pas en capacité de subir cette intervention. Et il y a ceux que l’on perd tous les ans, faute de bénéficier d’un nombre suffisant de greffons. Cela représente 20 à 30 % des quelque 400 patients greffés annuellement en France. Ces patients que l’on dit au bout du rouleau pourraient alors être sauvés, leurs organes endommagés seraient progressivement revascularisés, ils ne bénéficieraient donc pas seulement d’une rémission, mais ils retrouveraient une vie normale. »

« Deux autres hypothèses, beaucoup plus ambitieuses, sont imaginables, estime encore le Pr Latrémouille, avec en particulier la réduction de la taille et du poids de la bioprothèse, en ramenant la performance du cœur à moins de 9 litres par minute. On pourrait envisager à l’avenir d’implanter le cœur Carmat chez des patients de plus en plus jeunes, en abaissant leur âge jusqu’à la quarantaine, alors qu’aujourd’hui nous sommes contraints de nous limiter à une population-cible âgée. »

Scénario le plus fou

« Ensuite, et ce serait le rêve le plus fou, je pense, on pourrait carrément remettre en cause les transplantations cardiaques : grâce à la bioprothèse, au lieu des lourds traitements immunosuppresseurs avec leurs effets secondaires, nos patients implantés pourraient se contenter d’une prise quotidienne de 80 milligrammes d’aspirine. »

Et c’est alors que l’innovation s’invite au cabinet : « Exactement comme pour un patient à qui on a posé un pacemaker, c’est le médecin généraliste qui interviendrait pour toutes les pathologies de la vie courante du patient implanté. Et ce ne serait pas extraordinaire pour un médecin traitant d’avoir dans sa patientèle des personnes implantées. »

Évidemment, les cardiologues resteront en première ligne. « C’est le spécialiste qui oriente l’insuffisant cardiaque vers le centre d’implantation où des équipes dédiées seront exercées à nos techniques, en particulier sur le plan du nursing. On peut imaginer que plusieurs centres voient le jour en Europe, en nombre qui restera limité pour leur permettre d’effectuer un volume suffisamment important d’implantations, avec de nouvelles équipes formées par Carmat. »

Cela, ce n’est pas de la médecine-fiction. « Ces formations, indique le Pr Latrémouille, sont déjà programmées et elles tournent dans plusieurs pays européens. »

Interroger la mort

Mais avant d’en arriver à cette banalisation du cœur artificiel, devront encore être prises en considération « des interrogations qui se posent sur le terrain éthique, prévient le chirurgien d’HEGP. En effet, c’est la définition même de la mort qui pourra faire l’objet de discussions, dès lors qu’un cœur fiable continuera d’irriguer le cerveau et les organes d’un patient en fin de vie et que ce cœur pourra fonctionner indéfiniment. » Pour le Pr Latrémouille, des réflexions doivent d’ores et déjà être engagées autour de cette problématique, entre éthiciens et médecins. Interrogé lui-même sur ce sujet d’un cœur qui ne pourrait plus s’arrêter, le Pr Alain Carpentier, dans un entretien avec « le Quotidien », tout en rappelant que « la définition de la mort se fonde sur la mort cérébrale et non sur la mort cardiaque », reconnaissait que « cette question nécessite une réflexion approfondie ». Et il déclarait encore : « l’homme bionique n’est pas un idéal ». Mais c’est déjà un problème.

Christian Delahaye

Source : Le Quotidien du Médecin: 9438