« MASSACRES, charniers, tortures et viols. De nombreux pays, Rwanda, Bosnie, Irak, Algérie, Vietnam, Liban, des hommes reviennent brisés (...) mais sans blessure apparente », témoignait dès 2008, le grand reporter Jean-Paul Mari*. Depuis, le phénomène de casse psychique s’est aggravé parmi les journalistes, constate le Pr Humbert Boisseaux, qui intervenait la semaine dernière sur le sujet, lors d’un séminaire consacré aux ESPT à l’École du Val-de-Grâce. Selon le chef du service de psychiatrie du Val, c’est le Printemps arabe, en 2010, avec l’arrivée massive de jeunes correspondants peu chevronnés, sur un terrain particulièrement violent et imprévisible, qui a marqué une nette augmentation de la prévalence des ESPT chez les journalistes de guerre. Pour les avoir côtoyés en opération, le Pr Boisseaux a observé chez eux la même symptomatologie que chez les militaires exposés à la mort : « Des cauchemars dans lesquels le sujet revit l’instant de la rencontre traumatique ; des reviviscences diurnes déclenchées par des images, des odeurs ou des sons, en lien avec cet événement ; des flash-back impromptus qui provoquent un état de tension permanente avec des réactions de sursaut. Ces personnes ressentent l’impression que leur existence s’est brutalement interrompue lors de l’événement traumatique. Chez les free-lances, l’exercice solitaire représente un facteur de fragilisation, alors que, dans les armées, le groupe, en lien avec l’encadrement, la médecine des forces et la base arrière, assure une fonction protectrice. Pressé par la recherche du scoop, le journaliste filme les horreurs toujours plus près, sans aucun filet de sécurité. »
Deux modes thérapeutiques.
La file active des consultants du service psychiatrie du Val-de-Grâce compte un nombre croissant de journalistes, sans que des données épidémiologiques précises n’aient été encore traitées. « Orientés par leurs employeurs et la médecine du travail, ils trouvent chez nous une garantie de discrétion qu’ils apprécient, note encore le Pr Boisseaux, alors que la prise en charge du psycho-traumatisme et de la souffrance psychique reste problématique : dans ce métier plus qu’un autre, c’est difficile de demander de l’aide, de reconnaître sa faiblesse, d’avouer que l’on n’est pas invulnérable, de dire quelque chose d’indicible quand on a rencontré la mort, sa propre mort. »
Deux modes thérapeutiques sont proposés, l’un plus symptomatique, avec des thérapies comportementales courtes, l’autre privilégiant l’approche analytique, en inscrivant le tableau clinique dans une perspective d’historicisation de la personnalité, à la recherche des démons intérieurs enfouis. C’est l’option des praticiens du Val de Grâce : « Nous privilégions l’équilibre général du sujet, plutôt qu’un simple travail symptomatologique. La première consultation prend couramment deux heures et elle ne se limitera pas à la seule délivrance d’une ordonnance, explique le Pr Boisseaux. Souvent, une dizaine de séances vont être envisagées, même si l’observance, chez les journalistes, ne va pas de soi et nécessite de nouer une confiance, pour un traitement qui peut parfois durer deux ans. Or, pour traiter l’ESPT, il faut prendre l’individu dans toute son épaisseur, avec un travail psychothérapique, et pas par le petit bout de la lorgnette, avec une vision chirurgicale, comme si l’ESPT était une banale tumeur à extraire. »
Des addictions qui tiennent lieu d’automédication.
À ce jour, les seules publications sur les traumatismes psychiques des journalistes sont celles du Pr Anthony Feinstein (Université de Toronto), qui a notamment comparé les symptômes de détresse psychique chez 140 journalistes ayant exercé pendant quinze ans et plus sur des terrains de guerre avec 107 journalistes à la pratique « ordinaire » ; les scores d’addiction (alcool et drogues) sont trois fois plus élevés chez les premiers, la prise de produit relevant, selon l’étude, d’une forme d’automédication, avec un taux de prévalence des ESPT mesuré à 28,6 %, la prévalence des dépressions atteignant 21,4 %. « En moyenne, commente le Pr Feinstein, un individu est confronté une fois dans sa vie à une réelle menace de mort, alors que chez les reporters, ce sont des dizaines d’épisodes, qui s’accumulent parfois en quelques mois, si bien que je n’ai jamais vu un reporter rentrer d’une guerre sans aucun symptôme. »« Seuls les pervers – psychopathes et les imbéciles ne sont pas touchés », lance Jean-Paul Mari.
*« Sans blessures apparentes, enquête sur les damnés de la guerre », Robert Laffont, 2008.
Les humanitaires aussi
Le premier, dès 2002, le Dr Barthold Bierens de Haan, responsable du programme stress management au CICR (Comité international de la Croix-Rouge) estimait à un sur quatre la proportion des délégués de son organisation atteints de « stress cumulatif », autre appellation pour ESPT, et il lançait un programme de prise en charge psychologique pour prévenir, diagnostiquer et traiter ce large public. Trois ans plus tard, le guide « Humanitarian companion » (éditions Ehrenreich) confirmait la forte prévalence de cette pathologie parmi les humanitaires en mission, devant le paludisme. À Médecins sans frontières, ce sont les retours de mission anticipés plus nombreux, en général des missions de moyenne et longue durée, qui ont mis la puce à l’oreille de l’ONG, avec des tableaux cliniques différents de ceux du burn out, le syndrome d’épuisement professionnel progressif, qui n’est pas lié, lui, à une exposition à un événement violent et imprévisible.
Defusing pour déchoquer.
« Pour prévenir les ESPT, qui peuvent survenir plusieurs mois après un braquage, un kidnapping, ou toute action violente dont un expatrié peut être témoin, sans être forcément pris pour cible directe, nous avons mis au point un programme de prévention auprès des recruteurs et des coordinateurs terrain, explique le psychologue Nicolas Veilleux, référent gestion du stress à MSF depuis 2011. Ils sont aussi formés à des gestes de secourisme et à la technique de petits entretiens de defusing. Dans les heures qui suivent le traumatisme, ils déchoquent et désamorcent. »
Mais c’est au retour, avec le décalage entre la situation extrême de la mission et « la vie normale » qu’interviennent les débriefings à proprement parler, d’abord sur le plan technique, puis sur le ressenti personnel de la mission. « Devant les blessures psychiques invisibles, il faut être humble, souligne Nicolas Veilleux, face à la grande diversité des cas. Certains accumulent au fil des missions des souffrances psychiques sans paraître affectés et c’est après un traumatisme secondaire, quand ils fonctionnent moins sous adrénaline, qu’ils vont brutalement décompenser. »
Les militaires ont mis en place des « sas » de quelques jours avant le retour au pays, MSF essaye aussi d’appliquer cette procédure. Mais il n’y a pas encore de stratégie globale et définitive pour finir une mission.
Entre ONG, les échanges sont réguliers pour partager les pratiques et les évaluer en commun. « Pour tous les humanitaires, constate Nicolas Veilleux, la culture du super-héros blindé mentalement et psychiquement devant la mort est aujourd’hui révolue. » Le tabou est cassé. Les héros blessés ont enfin le droit d’être pris en charge.
› CH. D.
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