Risques réels, confusion des chiffres et intox

La stratégie anti-rupture de stocks face à ses limites

Publié le 16/12/2013
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Crédit photo : S Toubon

« TROIS MILLIONS de Français privés de Levothyrox », « Risque de coma et de mort », « récidive assurée du cancer ». L’emballement médiatique, l’été dernier, autour de la lévothyroxine, a confiné à la psychose. « En réalité, rectifie le sous-directeur de la surveillance à l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé), François Bruneaux, à aucun moment, les difficultés géographiques d’approvisionnement sur ce médicament n’ont mis en danger les patients, car les alternatives thérapeutiques sont restées disponibles. » Lancée par une association mal informée, cette alerte injustifiée aura tout à la fois entraîné des surstockages chez les patients (au risque de provoquer une vraie rupture) et déclenché un déferlement médiatique autour du phénomène des ruptures de stock, les journaux s’inquiétant d’« une pénurie généralisée de médicaments ? » (« La Croix »), ou d’une « épidémie de pénuries » (« Le Monde »). La confusion des chiffres nourrit l’alarmisme. Selon le logiciel DP-rupture (Ordre des pharmaciens), 539 médicaments sont actuellement portés manquants dans les officines et 1 500 ruptures ont fait l’objet d’un signalement, à un rythme de 20 à 40 incidents par jour. Dans le même temps, l’ANSM ne mène à ce jour ses investigations que sur 150 spécialités. « C’est que nous ne parlons pas de la même chose, explique M. Bruneaux : les pharmacies comptent les ruptures d’approvisionnement dès qu’un produit n’est pas livré dans les 72 heures, en raison d’une tension dans la chaîne régionale de distribution, alors que l’ANSM concentre ses analyses sur les ruptures dépourvues d’alternatives thérapeutiques, qui présentent un risque réel en termes de santé publique. »

« Globalement, c’est tout le circuit du médicament qui fonctionne aujourd’hui à flux tendu, commente le Dr Yves Juillet, président de l’Académie de pharmacie, et si l’emballement médiatique a parfois des effets pervers, au moins nous nous réjouissons que le sujet, longtemps ignoré, soit enfin dans le domaine public. À deux reprises, en 2011 et en mars dernier, nous avons organisé des journées sur les ruptures pour tirer la sonnette d’alarme. Mission accomplie. »

« Enjeu stratégique et de santé publique »

Le Dr Juillet a été reçu plusieurs fois au ministère du Redressement productif, ainsi que les principaux acteurs industriels. Et le CSIS, réuni par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault en juillet dernier, a rendu publique sa stratégie. « La prévention des ruptures de stocks fait l’objet d’une mobilisation déterminée des pouvoirs publics pour en limiter l’occurrence, la durée ou les conséquences », assure le rapport, qui prend acte d’un « enjeu à la fois stratégique et de santé publique ». L’une des mesures (n° 27) pointe la question sous-jacente de la délocalisation de la fabrication des MPP (matières premières pharmaceutiques), aujourd’hui externalisée à 80 % dans des pays émergents, à bas coûts et hauts risques qualité (« le Quotidien » du 25 mars). « Ce sont les transferts de sites qui ont été identifiés comme principale source des ruptures, rappelle Marie-Christine Belleville, ex-responsable de la qualité à la DEQM (Direction européenne de la qualité du médicament) et au LEEM, avec des phénomènes d’hétérogénéité qui résultent souvent des différences d’univers culturels et qui sont très difficiles à repérer. » Le CSIS veut « créer les conditions d’un maintien ou d’un rapatriement des ressources humaines et industrielles en Europe pour garantir la continuité de la production de la filière santé ». Autrement dit, il faut relocaliser. Or, « la relocalisation se heurte à plusieurs obstacles, détaille Philippe Lamoureux, le directeur général du LEEM : des normes environnementales beaucoup plus contraignantes en Europe qu’en Asie, la stigmatisation de l’industrie pharmaceutique, un différentiel de compétitivité lié au contexte économique et social, sans oublier les entraves posées à l’industrie par les pouvoirs publics, telle la baisse des prix d’un milliard infligée au secteur par le PLFSS. Rapatrier des productions en Europe est d’autant plus hasardeux que notre marché est récessif en France, tandis qu’il enregistre un rythme de croissance de 5 à 6 % dans le monde. »

« Cette stratégie n’est pas réaliste », estime David Simonnet, président d’Axyntis et administrateur du Sicos-Biochimie (syndicat de la chimie fine). De même, la mesure en faveur de la « transparence sur le lieu de production via un marquage européen », (n° 35) suscite le scepticisme : « C’est une démarche volontaire, sans obligation à l’intérieur de l’UE, relève D. Simonnet ; les autorités ne prennent pas le taureau par les cornes et n’osent pas imposer le marquage "made in China" sur les anticancéreux et autres antidouleurs fabriqués en Chine, par crainte de la réaction des patients. »

Toujours pas de liste des médicaments indispensables.

En fait, confirme M. Bruneaux, « nous ne disposons aujourd’hui d’aucun levier industriel. Faute de pouvoir agir sur les sources des ruptures, nous ne pouvons donc que surveiller les canaux pour déceler les ruptures en amont, lorsque la cartographie du risque permet d’identifier des situations de faiblesse, avec une liste des médicaments dits monosources. » Justement, là aussi le bât blesse : depuis des années, l’urgence de « blinder » une telle liste fait consensus. Le CSIS l’évoque, à l’instar des industriels. L’EMA (Agence européenne du médicament) y travaille. Le ministère de la Santé la promet pour la grande loi 2014 de santé publique. Mais d’ici là, l’ANSM doit encore se contenter d’extrapoler à partir des « critères qui introduisent des dénominateurs communs parmi les médicaments indispensables, sans alternative thérapeutique », afin d’élaborer ses plans de pénurie.

Et lorsque la cartographie du risque sera enfin au point pour les médicaments indispensables tels que antibiotiques, antirétroviraux, anticancéreux, anesthésiques, anticoagulants, ou immunoglobines, prévient Marie-Christine Belleville, « la relocalisation de leurs productions s’inscrira dans le long terme, avec des délais d’au moins trois ans, compte tenu des procédures techniques et des contraintes réglementaires ».

D’ici là, gérant un flux continu et croissant de situations susceptibles de conduire à une rupture, soumise à la pression médiatique, l’ANSM joue les pompiers de garde.

CHRISTIAN DELAHAYE
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Source : Le Quotidien du Médecin: 9289