Des médecins tunisiens racontent la révolution

L’espoir d’une vie meilleure

Publié le 04/02/2011
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LA COLÈRE grondait depuis plusieurs mois parmi les professionnels de santé. En décembre, les médecins hospitalo-universitaires ont fait grève deux jours, et menacé de boycotter le concours d’agrégation. Le 14 janvier, la grève nationale mobilise tous les hôpitaux. Cinq mille personnes manifestent devant le ministère de la Santé. À Tunis, toute la rue réclame le départ du président : acculé, Ben Ali s’enfuit.

« Le corps soignant a participé au renversement du régime », se réjouit le Pr Khelil Ezzaouia. Ce chirurgien orthopédique préside un syndicat et travaille à l’hôpital Charles-Nicolle, l’hôpital central de Tunis. Comme des milliers de Tunisiens, il a manifesté. Par réaction au « week end sanglant » où des Tunisiens ont trouvé la mort. Et par ras-le-bol. Trop d’engagements non tenus : « Le programme de mise à niveau des hôpitaux, promis depuis des années, n’arrivait pas », cite-t-il en exemple.

Le Pr Maher Ben Ghachem ne veut pas jeter l’enfant avec l’eau du bain. « On ne peut pas dire que rien n’a été fait sous Ben Ali, estime cet autre chef de service. Nous avons une assurance-maladie, un niveau médical élevé. Des progrès énormes ont été faits en orthopédie infantile, ma discipline. Mais on aurait pu faire dix fois plus. La Tunisie, par exemple, n’a qu’un seul hôpital pédiatrique. »

Les médecins tunisiens sont volontiers loquaces à propos de leurs revendications catégorielles – salaires, conditions de travail... Plus délicate est l’évocation de l’emprise du clan présidentiel sur le système de santé. Le sujet, tabou il y a encore peu, est évoqué par certains. Le Pr Farouk Sebaï, à la tête de plusieurs sociétés savantes, a dû surmonter bien des blocages administratifs pour introduire la laparoscopie et la télémédecine en Tunisie. « Alors que dans le privé, vous aviez un nouveau bloc en six mois, dans le public, c’était à la tête du client. Il fallait s’adresser au sommet de l’État, être avec eux, dans le système, pour être entendu. Le système était verrouillé ». La corruption ? « Il y en a eu, certainement. On nous forçait à racheter du matériel médical tous les ans, de qualité pourtant médiocre », raconte le Pr Sebaï. Lequel a entendu parler d’un projet d’ouverture de clinique refusé car le clan Trabelsi (du nom de l’épouse du président déchu) n’y avait pas été associé.

Horizons.

Interrogé sur le sujet, le Pr Maher Ben Ghachem formule la réponse suivante : « Dire que le système de santé est corrompu, je trouve cela exagéré. Dans mon service, aucune corruption n’est possible. Je supervise les rendez-vous pour éviter tout favoritisme. Mais il est vrai que le système mafieux a existé à tous les niveaux. La famille Trabelsi envisageait, entre autre, de monter des cliniques, un marché juteux. Le clan Trabelsi a voulu privatiser la pharmacie centrale, contrôler les ventes de médicaments. Les Tunisiens ont eu ras-le-bol de tout cela. »

Le vent de démocratie qui souffle sur la Tunisie ouvre bien des horizons. « Nous avons acquis la liberté d’expression, on ne peut plus nous l’enlever. Cela va permettre de grandes avancées pour la recherche », s’enthousiasme le Pr Hechmi Louzir, directeur de l’Institut Pasteur à Tunis. Sous Ben Ali, des chercheurs ont versé dans l’autocensure pour ne pas contrarier le régime. « L’innovation a besoin d’arrogance, de liberté », glisse le Pr Louzir, convaincu d’être à la veille d’une nouvelle ère.

La ministre de la Santé fraîchement nommée passe pour une personne compétente et indépendante. C’est une collègue du Pr Ezzaouia. « Elle connaît bien le secteur, mais c’est un gouvernement de transition.On ne s’attend pas à de grandes réformes d’ici aux élections, tempère le chirurgien. On va tout de même revenir à la charge pour une mise à niveau des hôpitaux. » Chaque syndicat reprend espoir, et veut jouer sa carte. Ainsi du syndicat des médecins libéraux, qui espère obtenir l’encadrement du secteur privé à l’hôpital, perçu comme une concurrence déloyale. « Nos cabinets ne sont pas très fréquentés, certains généralistes sont au chômage (1 800 selon le ministère de la Santé, NDLR), s’explique le Dr Moncef Khalladi, secrétaire général du syndicat, et directeur d’une clinique à Nabeul. Nous voulons profiter des événements pour rediscuter la convention. »

En attendant la reprise du dialogue social, la vie suit son cours dans les structures de soins. Avec de nouveaux horaires d’équipe, pour respecter le couvre-feu. Et une ambiance différente. « Le directeur de mon hôpital se fait tout petit, il a perdu ses soutiens politiques », confie le Pr Sebaï. La santé, dit-il, sera un enjeu électoral important en septembre : « Il y a les Tunisiens qui peuvent se faire soigner dans le privé ou en France, et ceux qui n’ont pas les moyens. Le système est inégalitaire. La santé est un des points chauds qui touchent de près le citoyen. »

 DELPHINE CHARDON

Source : Le Quotidien du Médecin: 8900