Courrier des lecteurs

Vaincre ou soigner ? De l'usage du langage guerrier dans le domaine de la santé

Publié le 08/12/2020

Bien au-delà d’un simple glissement sémantique, l’usage inflationniste et immodéré du verbe « vaincre » dans le domaine de la santé me paraît lourd de signification et de conséquences. Je n’ignore pas que le sens de ce verbe ne se réduit pas à « remporter une victoire », mais qu’il peut aussi se rapporter à l’idée de « surmonter » une épreuve. Le choix politique des autorités au cours de l’année 2020, par la personne même du chef de l’État, de l’usage de ce verbe apposé à d’autres expressions comme « nous sommes en guerre » et relayé et mis en œuvre par un « conseil de défense », ne laisse aucun doute sur la détermination de ce choix. Quand les mêmes autorités utilisent dans une même temporalité les mêmes mots « guerre, vaincre, défense », pour un tout autre sujet, le terrorisme, cela est source d’une confusion qui ne doit rien au hasard.

Depuis de nombreuses années les professionnels de santé, relayés par des associations de patients, sont à l’origine de ce choix sémantique pour des raisons stratégiques de communication. Sous l’égide d’organismes publics ou privés, à l’occasion de journées nationales ou mondiales, fleurissent dans les campagnes d’affichage, dans les spots radiophoniques télévisés ou sur internet, des slogans adeptes du même vocabulaire guerrier, dans un amalgame parfois douteux et déraisonnable où se mêlent : « vaincre le cancer, la trisomie, la mucoviscidose, les maladies cardiovasculaires, la douleur, les maladies orphelines, l’infertilité, la maladie d’Alzheimer… » et j’en passe.

« Vaincre le vieillissement » n’est pour l’instant réservé qu’à quelques sociétés de cosmétologie. Aucune autorité médicale ne semble heureusement avoir eu pour l’instant l’audace de revendiquer de « vaincre la mort ». Les hommes politiques, en reprenant ce même discours pour « vaincre la pandémie », ne font que reproduire ce glissement sémantique, cet appauvrissement de la pensée, cette confusion des genres.

La peur exacerbe le complotisme

Dès lors, il ne faut pas s’étonner que s’exacerbent la peur de l’autre y compris de ses proches, le repli sur soi, l’individualisme, aux antipodes de l’objectif initial de solidarité et de confiance en l’avenir. De la peur dans un monde « en guerre » naissent la suspicion, la délation. « L’ennemi » est parmi nous, pire il est en nous. Il est également logique que prospèrent alors les antagonismes, les thèses complotistes, la défiance à l’égard de la vaccination, « arsenal » pourtant plus doux qu’un séjour en réanimation !

Ce glissement sémantique est peut-être la traduction d’une mutation fondamentale où se substitue au « soigner », au prendre soin de l’autre, la revendication de « vaincre la maladie ». L’attention au patient en est radicalement modifiée. Vaincre ne se fait pas sans violence sans brutalité. Il a bien fallu utiliser la force, la violence pour vaincre le nazisme. Cette violence incontournable donne aux penseurs de la non-violence comme Gandhi et Martin Luther King et à leurs émules un rôle d’autant plus essentiel qu’il est périlleux.

Certains soins médicaux ou chirurgicaux comportent des gestes agressifs violents mutilants, sont source de douleur et/ou de séquelles incontournables si l’on veut espérer une rémission voire une guérison. L’administration de ces soins doit être soumise à l’évaluation préalable de la balance bénéfices/risques sans omettre l’adage « primum non nocere ». Elle ne peut s’effectuer que dans le cadre global et humanisant du « prendre soin ». Soigner requiert de la douceur, de la patience, de la confiance, du respect de la personne et de son histoire, de l’empathie, de l’attention, de l’imagination. Soigner exige de veiller sur la personne sujet des soins, de tenter de dépister discerner deviner et comprendre ce qui éventuellement la menace dans son intégrité, dans sa dignité, dans sa vie même.

Privilégions un discours de paix

Lorsque le mal, la maladie qui la menacent ont été objectivés, les soignants doivent tout mettre en œuvre pour tenter de contenir dominer le mal, d’en soulager les effets, d’en libérer la personne tant que cela est possible. Quand il devient irréaliste de tenter de « rajouter des jours à la vie », reste à accompagner la personne jusqu’à l’ultime, à tenter de « rajouter de la vie aux jours ». Cette vision du prendre soin n’exclut pas la prudence. Soigner requiert de pouvoir se projeter en l’autre et non de se contenter de s’en protéger. À quoi sert de chercher à vaincre, de revendiquer la victoire, si cela se fait au prix de la mise à distance, de l’isolement, qui pénalise et rend vulnérables les personnes âgées, isolées, fragiles socialement culturellement économiquement. Cela devient un vain combat.

Ce n’est pas un hasard si figurent parmi les nombreux antonymes de « vaincre » les verbes soutenir, soulager, créer, redresser, résister, libérer. Devant cette tentation de réduire de soin à une lutte, une recherche de victoire, d’un triomphe qui à terme sera toujours éphémère, devant cette tentation de réduire l’homme à sa peur du mal, de la maladie, du présent, de l’avenir, de la mort, à sa mise en attente de la vie, résister devient essentiel. Nous ne pouvons, vaincre, éradiquer le mal, la maladie, la souffrance et la mort. Nous ne pouvons que les contenir les différer. Nous pouvons sans doute contenir voire « vaincre » la peur, celle qui s’insinue en chacun de nous, entre nous, surtout en temps de crise qu’elle qu’en soit la nature. Pour cela, il est sans doute essentiel d’abandonner un discours guerrier, d’être « contre ». Il est indispensable de privilégier un discours de paix, de « vivre ensemble », que la prudence ne réduit pas à néant.

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Dr Bruno Jeandidier, pédiatre, Aulnay-sous-Bois (93)

Source : Le Quotidien du médecin