Isabelle Gernet (Université Paris Descartes) : « La place de plus en plus importante de la gestion génère des conflits entre soignants »

Publié le 07/02/2019
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Le Quotidien du médecin : Le management hospitalier a évolué au cours des dernières années. Pouvez-vous détailler cette évolution ?

Isabelle Gernet : Dans les structures médico-sociales – à l’hôpital par exemple – on assiste à une recrudescence des pathologies liées au travail qui a débuté avec la transformation de l’organisation du travail depuis les années 80 et qui s’est accélérée depuis la fin des années 1990 à 2000 avec l’introduction de méthodes gestionnaires à l’hôpital. Ces normes de gestion issues du secteur privé visent à contrôler le résultat du travail en imposant des restrictions budgétaires. Cette gestion se veut porteuse d’éléments positifs : qui peut en effet s’opposer à l’idée de garantir l’utilisation optimale des deniers publics pour un service médical nécessaire ? Mais l’idée centrale gestionnaire que l’on peut « rationaliser le soin », c’est-à-dire faire mieux avec moins de dépenses, a surtout contribué à mettre en place une médecine aux procédures normalisées.

Les méthodes gestionnaires se présentent principalement comme des contraintes (contrôle de surveillance de l’activité, reporting…) qui se surajoutent au travail quotidien et génèrent une surcharge de travail. La maîtrise des coûts n’est plus assujettie à une finalité qui serait le soin, mais c’est le soin qui devient assujetti à la maîtrise des coûts.

La place de plus en plus importante de la gestion génère des conflits entre soignants qui n’adoptent pas tous la même priorisation entre les actions de soin et les contraintes administratives.

Quelles sont les conséquences de cette nouvelle option managériale sur les soignants ?

Le travail en général comporte deux dimensions : l’une est individuelle où chacun s’engage dans son activité; l’autre est collective : on ne travaille pas seul, on travaille entre collègues avec des possibilités de discussion, de délibération, d’échanges…

Dans le soin, même si les consignes sont claires – et souvent guidées par des recommandations ou des procédures – il est impossible d’atteindre la qualité et les objectifs assignés sans commettre des écarts ou des transgressions. Car les situations de travail « ordinaires » des soignants sont grevées d’évènements inattendus, de pannes, d’incidents, d’anomalies de fonctionnement, d’incohérence organisationnelle, d’imprévus… Pour parvenir à l’exécution de la tâche assignée, il est donc nécessaire de faire preuve d’initiatives, d’ingéniosité et d’inventivité. Il existe un décalage irréductible entre le travail prescrit - et qui est le plus souvent multiple- et le travail effectif. Et c’est l’expérience personnelle et la culture d’équipe qui permettent de négocier les contraintes de l'organisation du travail.

La protocolisation des soins – dans un but de régulation – est une forme majeure de dévalorisation de l’expérience clinique : on ne traite plus un malade mais une maladie. Le temps de l’histoire, de la compréhension d’un trouble est inutile. Les soignants doivent acquérir des compétences moyennes, des savoirs génériques adaptés à des contextes opérationnels. Il n’est plus question de faire appel à l’autonomie de la pensée.

Au contraire des erreurs et des fautes, les efforts et l’intelligence mobilisés par ceux qui travaillent ne se voient pas. Ils ne sont pas directement observables, ce qui pose de sérieux problèmes lors des procédures d'évaluation.

Comment les équipes peuvent-elles gérer ce type de contraintes ?

Pour qu’un collectif fonctionne, il faut que les membres qui le composent soient dotés de règles communes sur lesquelles se fonder pour traiter les difficultés rencontrées dans l’exécution de leur travail. Dans un contexte où les soignants doivent faire des arbitrages individuels entre le soin et les tâches administratives, il est essentiel que les soignants puissent échanger dans des espaces, des lieux et que le temps de discussion et de débat soit intégré dans le temps de travail. La délibération permet de confronter les points de vue, de formuler des opinions et de produire un consensus qui servira de base à une transmission des règles de travail intelligibles par tous, s’inscrivant dans la tradition et efficaces au regard du travail.

Avec la mise en place des nouvelles méthodes de management, l’élément principal qui a disparu dans l’organisation collective du travail à l’hôpital, c’est la dimension du temps : en raison de la surcharge de travail, il n'y a plus de temps pour discuter, pour se réunir, pour formuler des points de vue différents ou délibérer, pour échanger avec les familles et les patients.

Certains soignants vivent mal cette perte de repères, cette « souffrance éthique » au point que la souffrance parfois manifeste se révèle lorsque les limites individuelles sont atteintes (syndrome anxio-dépressif, burn-out, ou encore tentative de suicide). D’autres occultent la souffrance en mettant en place des stratégies de défense qui leur permettent d’anesthésier leur pensée et de continuer à participer à un système qu’ils réprouvent moralement, jusqu’au jour où ils ne supportent plus la situation et cherchent à s'en extraire, parfois de manière tragique.

Dr Isabelle Catala

Source : Le Quotidien du médecin: 9721