Le point de vue du Dr Isabelle Montet

Un sentiment de perte de sens du travail en psychiatrie publique.

Publié le 24/01/2019
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En 2003, c’était déjà pour alerter sur l’état de crise que les États généraux de la psychiatrie s'étaient tenus à Montpelier, organisés par la Fédération française de psychiatrie et les syndicats. L’insuffisance des moyens, illustrée alors par la baisse drastique du nombre de lits, figurait à l’ordre du jour. Ainsi que la difficulté à faire face aux demandes, sous influence des évolutions sociétales, mais aussi des choix politiques.

Quinze ans plus tard, aucune amélioration : les mobilisations se multiplient dans les hôpitaux psychiatriques, alors que des dizaines de rapports parlementaires et ministériels sur la situation de la psychiatrie ont été produits. Rapports même assez nombreux pour faire figurer dans celui du député Robiliard en 2013, une recommandation qui enjoint de mettre en œuvre les recommandations plutôt que de multiplier les rapports aux mêmes constats.

Pour les pouvoirs publics, il est trop tentant de considérer que la psychiatrie, située à la croisée de la médecine et des sciences sociales, destinée à évoluer sans cesse, porte en elle les germes d’une crise permanente, simple signe des difficultés d’adaptation de ses agents. Il est d’ailleurs répété à l’envi depuis 15 ans dans les services du ministère que la psychiatrie ne manque pas de moyens puisque la France serait mieux lotie que nombre de ses voisins en terme de budgets attribués à la santé mentale. Mais c’est faire fi des éléments diagnostiques de la crise qui figurent dans les statistiques ministérielles: avec 2 millions de personnes suivies, en large majorité par la psychiatrie publique, et de manière ambulatoire, les files actives des patients augmentent de 3 à 5% tous les ans par secteur, le nombre de soins sans consentement continue de croître (+ 15% entre 2012 et 2015), quand le temps de personnel soignant auprès des patients diminue (jusqu’à 47% de diminution des personnels non médicaux en 15 ans pour certains secteurs) et que le taux de vacance de postes de psychiatres à temps plein atteint 30 %.

Discours paradoxal

Aux facteurs connus et communs aux hôpitaux généraux de souffrance au travail (détérioration des conditions de travail, absentéisme et turn-over des équipes, insatisfaction face aux tâches à accomplir par dénaturation de la relation soignante), s’est ajouté au fil du temps un sentiment partagé de perte de sens du travail en psychiatrie publique. Et sur ce point, il est bien nécessaire de considérer le rôle des politiques appliquées à la psychiatrie.

Devant concilier soins à la personne et protection de la société dans des intérêts parfois contraires, il est remarquable de voir que la psychiatrie n'en finit pas de concentrer les contradictions des politiques publiques à son égard. Depuis plus de 30 ans, les choix politiques en matière d'organisation sanitaire ont été de déspécifier la psychiatrie pour en faire une discipline médicale comme les autres (réforme de l’internat en 1982, réforme du diplôme d’infirmier en 1994, fin du volet psychiatrie dans les schémas régionaux d'organisation sanitaire en 2003, réforme du mode de nomination des psychiatres hospitaliers dans la loi HPST en 2009). Dans le même temps, rapports et plans nationaux sur l'organisation poussent à plus d’ouverture de cette psychiatrie « remédicalisée » vers le psychosocial, alors que d’autres travaux parlementaires, encore plus nombreux, analysent sans craindre les amalgames, les relations entre psychiatrie et dangerosité, poussant au grand renfermement.

La ministre actuelle de la santé ne déroge pas à la règle du discours paradoxal : après avoir salué il y a un an le rôle d’une figure historique du secteur comme Bonnafé ou de la psychanalyste Françoise Dolto, elle ordonne 5 mois plus tard la fin des dérogations accordées aux hôpitaux psychiatriques pour intégrer les GHT généralistes. Ce qui ne l’empêche pas de cosigner en même temps le décret du 23 mai 2018 pour le plan national de prévention de la radicalisation, qui élargit le fichage des patients, quels qu'ils soient, en soins sans consentement, tout en annonçant dans son plan de mesures, la lutte contre la stigmatisation des patients.

Déspécification

La déspécification de la psychiatrie présente surtout l’intérêt pour les pouvoirs maniant le new public management, de renforcer l’application des mesures de réduction des dépenses publiques. L’évolution des dotations annuelles de fonctionnement atteste que les crédits alloués aux établissements psychiatriques augmentent moins que leurs dépenses. C'est parce que les gouvernements ont fait le pari que les restrictions budgétaires obligent aux réorganisations. Et peu leur importe que ce soit au prix de l’abandon du secteur psychiatrique, pionnier du virage ambulatoire : en asséchant les possibilités de suivi ambulatoire et d’insertion des patients, les restrictions réorientent les organisations vers l'intrahospitalier, pour assurer les missions de service public de gestion de l'urgence et des soins sans consentement. Comment pourrait-on s'étonner alors que l’hospitalocentrisme et l’usage de la contrainte s’en trouvent renforcés?

Cette psychiatrie en crise, qui est aussi celle de service public, est bien forcée d’interroger le sens des décisions politiques quand, par comparaison, la part du secteur privé à but lucratif dans l’offre globale en lits n’a cessé d’augmenter et atteint aujourd’hui 30%.

A quand une loi globale psychiatrie et santé mentale ?

L'idée apparue dans le rapport Couty d’élaborer une loi globale psychiatrie et santé mentale avait recontré l'adhésion des associations d’usagers et des organisations professionnelles. Car avec l'ambition de favoriser une réforme d’importance, le projet permettrait de corriger le manque de lisibilité et de dispersion des moyens pour la santé mentale. En effet, l'organisation de la psychiatrie française résulte d'un millefeuille réglementaire et législatif, produit au gré des besoins pour régir les nombreux domaines d'intervention de la psychiatrie : la planification sanitaire, les soins aux détenus et UHSA, les soins pénalement ordonnés, le handicap psychique, les soins sans consentement, les expertises, les UMD... ont tous leur propre texte.

Bien que reprise dans des promesses de campagne, l’idée a fait long feu, car l’ampleur de la tâche nécessiterait une véritable volonté politique pour la santé publique.

Certains pays ont choisi des modèles de psychiatrie communautaire, plus conforme aux attentes des usagers et à l’aboutissement de la désinstitutionalisation. Même si aucun ne semble avoir trouvé le modèle idéal, les réformes ont toujours engagé un investissement politique pour le secteur de la santé et en lien avec le collectif.

Comparativement, le plan de mesures présenté par la ministre de la santé en juin dernier, doté de simples incitations aux mesures innovantes comme la e-santé ou la télémédecine et le mindfullness, fait pâle figure, à l'image des rafistolages successisfs appliqués depuis des années à la psychiatrie publique. 

Dr Isabelle Montet, Secrétaire générale du Syndicat des Psychiatres des hôpitaux (SPH)

Source : Le Quotidien du médecin: 9715