L’innovation médicale, ce n’est pas toujours une molécule révolutionnaire élaborée dans des laboratoires de pointe, ou une intelligence artificielle mise au point sur les hauteurs de San Francisco. Et la réforme en santé, cela ne passe pas forcément par de grandes lois concoctées avenue Duquesne. On peut même se demander si, de la prise de rendez-vous en ligne à la téléconsultation, ce n’est pas le numérique, et avec lui les entreprises qui en tirent parti, qui a été la principale force de transformation dans la vie des soignants et des patients. Reste à comprendre la mécanique qui meut ces startups.
Souvent, ces entreprises ont démarré en cherchant à résoudre un problème qui, s’il n’était pas simple, pouvait paraître bien circonscrit. « Les délais d’obtention des rendez-vous en ophtalmologie sont assez longs, et notre objectif était de proposer un rendez-vous d’ophtalmo de qualité, dans des délais raisonnables, à un tarif raisonnable », explique par exemple le Dr François Pelen, fondateur en 2011 de Point Vision, un groupe de centres ophtalmologiques qui compte aujourd’hui une quarantaine d’implantations. « Et nous y sommes arrivés : aujourd’hui, nos délais sont en moyenne d’une semaine », se félicite l’entrepreneur, auteur d’un livre paru en octobre où il relate son expérience (voir encadré).
Autre exemple : le site Deuxiemeavis.fr. « Nous nous sommes rendu compte qu’en cas de problème de santé sérieux, les malades pouvaient subir des pertes de chance parce qu’ils n’avaient pas accès à l’expertise médicale, ne sachant pas qui aller voir », détaille Pauline d’Orgeval, présidente et co-fondatrice du site. Lancé fin 2015, Deuxiemeavis.fr propose au patient, « idéalement sur recommandation de son médecin, de récupérer son dossier médical, de le transférer de manière sécurisée sur notre plateforme, de choisir parmi 200 médecins experts celui qui va l’analyser en moins de sept jours et rendre un avis sous forme de compte-rendu écrit, disponible sur la plateforme et transmis à l’équipe médicale initiale », précise la dirigeante qui revendique aujourd’hui « plusieurs milliers d’avis déjà rendus ».
Gloire au roi numérique
Reste qu’il ne suffit pas d’avoir identifié un problème et d’avoir une idée simple pour le résoudre, encore faut-il se donner les moyens d’y parvenir. Et bien souvent, la réponse apportée par les nouveaux entrepreneurs de la santé passe par les technologies numériques. C’est le cas d’Ipso Santé, groupement de cabinets de médecine générale fondé en 2015 avec des libéraux qui entend, selon les mots de Benjamin Mousnier, l’un de ses co-fondateurs, « transformer de manière systémique le métier de médecin traitant ». Pour ce faire, il s’appuie sur une série d’outils maison qui permettent de « dépolluer le professionnel de santé de ce qui n’est pas son cœur de métier : la dimension administrative, logistique, etc. », ajoute l’entrepreneur.
Et que dire d’Alan, le nouveau-venu dans le secteur de l’assurance complémentaire santé ? « Nous avons voulu repartir d’une feuille blanche afin de créer une complémentaire santé qui utilise le meilleur de la technologie », affirme Jean-Charles Samuelian, PDG et fondateur de l’entreprise. Celui-ci souligne le « travail considérable » de développement qu’il a fallu à ses équipes pour aboutir à 80 % de remboursements en moins d’une heure, ou aux services d’accompagnement et de prévention dont ses « membres » (c’est ainsi qu’il appelle ses clients) bénéficient.
Et le fait que ces entreprises mettent l’accent sur le numérique ne doit rien au hasard : elles mettent toutes au centre de leur discours des notions de simplification, d’accélération, de mise en relation… autant de terrains de jeu tout désignés pour les technologies de l’information. En cela, l’exemple de Doctolib, spécialiste de la mise en relation entre patients et médecins, semble topique. « Ce qui nous différencie, depuis le début, c’est que nous avons un produit qui fonctionne à la fois pour le médecin et pour le patient, décrypte Julien Méraud, directeur produit de la licorne française. Prise de rendez-vous, téléconsultation, logiciel médical, ordonnance dématérialisée, tout fonctionne de manière interconnectée. »
Innovation et résistance
Reste que quand on se fait fort de bousculer les habitudes, il faut s’attendre à rencontrer quelque résistance. Les entrepreneurs qui introduisent de nouvelles manières de faire dans le monde de la santé en ont fait l’expérience. François Pelen, par exemple, se souvient d’avoir dû faire face à des réflexes« corporatistes » lorsqu’il a ouvert ses premiers centres ophtalmologiques. Accusé d’offrir une médecine au rabais, il a dû se défendre pied à pied. « On a voulu fermer mes centres, j’ai même dû aller jusqu’au Conseil d’État, se souvient-il. Maintenant, tout cela est derrière nous, mais cela laisse des traces… »
Quant à Deuxiemeavis.fr, on se souvient du tollé qu’avait suscité son lancement. « Nous avons clairement fait les frais d’être pionniers, estime Pauline d’Orgeval. C’est une époque où il n’y avait pas encore vraiment de téléconsultation, et beaucoup de personnes disaient que rendre un avis sur dossier, ce n’était pas sérieux. » Une opinion qui, à l’heure où la télé-expertise est désormais remboursée par l’Assurance maladie, est, selon la co-fondatrice de la plateforme, largement dépassée. Mais il y a plus. « Le fait d’être transparent sur les coûts, sur le fait qu’on payait les médecins 120 euros par avis, cela a fait dire à certains que nous étions un service pour les riches », ajoute Pauline d’Orgeval, qui rejette cette critique car le service est pris en charge par les complémentaires pour près de 16 millions de patients. Et, insiste-t-elle, « nous ne sommes pas dans les surcomplémentaires, nous faisons attention à être inclus dans le forfait de base ».
Le profit, c’est tabou
Reste qu’on touche ici à un sujet très sensible, auquel sont confrontées nombre d’entreprises opérant dans le secteur de la santé, où la recherche du profit a toujours quelque chose de tabou : elles se sentent d’ailleurs toujours obligées de se justifier quand la question pécuniaire est abordée. « Je pense que si on veut faire de l’argent dans la santé, il ne faut pas faire des soins primaires », sourit le Dr Marie Benque, co-fondatrice d’Ipso Santé. « Pour nous l’argent n’est pas une fin en soi : l’objectif de dégager un minimum de marge ne vise qu’à assurer la pérennité de notre organisation et à investir en recherche et développement pour mettre au point de nouveaux outils technologiques », ajoute son associé, Benjamin Mousnier.
Même type de position du côté de chez Doctolib. « Nous ne sommes pas dans la recherche du profit, ce qui compte, c’est de tout réinvestir dans nos équipes et dans la qualité du service qu’on fournit, assure Julien Méraud. L’objectif est de continuer à lancer des innovations, et de continuer à croître. » Sans surprise, c’est peut-être chez l’assureur Alan qu’on trouvera le discours le plus décomplexé sur le sujet. « Nous sommes une boîte privée, donc "for-profit", et c’est probablement nécessaire pour que les talents aillent chez nous plutôt que chez Google », assume Jean-Charles Samuelian. Mais il s’empresse d’ajouter qu’opérer dans le secteur de la santé implique « des contreparties », au nombre desquelles « la transparence envers les membres, le respect des données, et l’affichage de la manière dont on alloue le capital. »
Petit à petit…
L’ambivalence que l’on perçoit dans la relation de ces entreprises avec l’argent se retrouve quand on s’enquiert de la manière dont elles voient leur rôle dans la transformation du système de santé. Car derrière leur approche très pragmatique, centrée sur un problème précis, on découvre souvent des ambitions très développées. « Quand on a été disruptif à un moment, on ne l’est pas forcément dix ans plus tard, et il faut continuer à innover », glisse le Dr François Pelen.
Celui-ci explique ainsi qu’après avoir réussi, grâce à une savante réorganisation du travail, à rendre les consultations d’ophtalmologie plus accessibles dans de grands centres implantés dans des grandes métropoles, il souhaite s’attaquer aux déserts médicaux et répondre aux besoins dans des villes plus petites, où l’offre en soins ophtalmologique est très rare. « Nous voulons ouvrir une centaine de postes avancés dans des villes petites ou de taille moyenne, détaille-t-il. Ces postes auront un orthoptiste à temps plein, mais pas un ophtalmo à temps plein. » Via la téléconsultation, il sera toutefois possible d’offrir une grande partie des services déjà offerts dans les grands centres, et d’identifier les patients nécessitant des soins plus lourds.
L’entrepreneur et le politique
Cet exemple d’une entreprise privée qui cherche à résoudre les difficultés posées par la faiblesse de la démographie médicale suggère que des startups pourraient, en quelque sorte, prendre la place du politique quand il s’agit de régler les grands problèmes dont souffre le secteur de la santé. Certains ne sont en tout cas pas loin de le penser. « Sur les sujets un peu sensibles, les entreprises sont plus libres que les acteurs publics, estime Pauline d’Orgeval. C’est à nous de prendre les risques, de faire émerger de nouvelles pratiques, et une fois qu’on s’est pris des coups, nos actions peuvent être relayées par la sphère politique. »
Il ne s’agit pas forcément d’une stratégie délibérée de prise du pouvoir sanitaire. C’est ainsi que Doctolib, parti de la prise de rendez-vous en ligne, a graduellement étendu son offre de services : logiciel de gestion du cabinet, outil de téléconsultation, logiciel médical… « Si un médecin utilise le logiciel médical Doctolib, en un clic, le patient peut avoir son ordonnance dématérialisée, mais aussi un compte-rendu de consultation qu’il peut facilement partager avec un autre praticien, explique Julien Méraud. Les patients doivent pouvoir stocker leurs données médicales dans un endroit sécurisé et les partager avec leurs professionnels de santé s'ils le souhaitent. Doctolib permet de faire cela. » En un mot, l’entreprise aimerait faire seule ce que bientôt vingt ans de développement du Dossier médical partagé (DMP) par les autorités sanitaires n’ont pas réussi à faire. En toute simplicité !