Enquête

L’Ordre prend le pouls des jeunes médecins

Publié le 24/06/2016
Pour la première fois, le Conseil de l’Ordre s’est associé aux organisations de jeunes médecins pour mener une enquête sur la santé des carabins. Les réponses de près de 8 000 futurs praticiens mettent en lumière une certaine souffrance. Un constat qui tombe à point nommé, le stress des ECN, cette semaine, étant à peine retombé…
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Crédit photo : GARO/PHANIE

Le proverbe selon lequel « les cordonniers sont les plus mal chaussés » mériterait, sans doute, de connaître une déclinaison dans l’univers de la santé. Qui pourrait s’énoncer ainsi : « les étudiants en médecine ou jeunes professionnels sont dans un état de santé moyen, voire mauvais ». C’est ce qui ressort d’une étude menée, de mars à mi-avril, par l’Ordre des médecins. Les structures de jeunes praticiens et étudiants (ANEMF, ISNI, SIHP, ISNAR-IMG, INSCCA, REAGJIR, SNJMG) ont également participé à l’élaboration du questionnaire adressé à 7 566 étudiants.

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La situation actuelle est, somme toute, assez paradoxale. Alors que « les étudiants et les jeunes médecins sont parfois pointés du doigt pour leur souhait d’exercer la médecine différemment de leurs aînés, en voulant préserver leur qualité de vie », souligne Jean-Marcel Mourgues, la réalité semble tout autre. L’enquête intervient de surcroît dans un contexte émotionnel fort. En mars dernier, ce sont en effet deux étudiants en médecine, l’un interne à Marseille, l’autre en 5e année à Nice, qui se sont suicidés. « Médiatisation de cas tragiques de jeunes médecins (…) ou réelle évolution préoccupante de l’état de santé des jeunes médecins », s’interroge en préambule le rapport. C’est dans ce contexte que s’inscrit la démarche de l’Ordre - en partenariat avec les organisations étudiantes et de jeunes médecins - de mener cette étude inédite en France pour pouvoir « apporter des éléments de réponse ».

État de santé précaire pour près d'un quart des étudiants

Même s'ils ne sont pas catastrophiques, ces résultats sont loin de refléter un état des lieux idyllique

Jean-Marcel MOURGUES, président de la comission jeunes médecins du Cnom

Sur près de 8 000 répondants, un quart se déclare en état de santé moyen ou mauvais. Une proportion plus importante encore si l’on considère les réponses des seuls étudiants en 2e cycle : 30, 8 % d’entre eux se disent en moyenne ou mauvaise santé, contre 24,2 % pour l’ensemble des interrogés. S’il juge que « ces résultats ne sont pas catastrophiques », Jean-Marcel Mourgues - qui préside la commission jeunes médecins de l’Ordre - considère que « c’est loin de refléter un état des lieux idyllique ».

Difficile toutefois de déterminer si cette souffrance est propre aux carabins ou si elle est partagée, plus généralement, par toute une classe d’âge. La moitié des répondants du 2e cycle est en 6e année, autrement dit celle menant aux épreuves classantes nationales (ECN). Un élément loin d’être anodin à lire les témoignages – et le ressenti des étudiants qui en émane – qui viennent enrichir les réponses du questionnaire.

Le concours de l'internat au banc des accusés
Suggérant « d’arrêter ce système foireux d’ECN », l’un des étudiants considère que le processus « ne vise qu’à mettre les jeunes médecins en compétition, quitte à ce qu’elle soit mesquine et déloyale voire inhumaine, tout en prétextant que la sélection est nécessaire de cette façon au détriment du relationnel inter-collègue, de la qualité de vie des médecins et, au final, du soin des patients ». Un autre raconte être « tombé en dépression avant et après avoir passé l’ECN ». Alors qu’il avait « cartonné à un certain sujet de LCA (Ndlr : lecture critique d’article) », cet étudiant explique que « les organisateurs ont annulé 3 minutes avant la fin l’épreuve de 3 heures, répétant alors l’examen deux semaines plus tard, quand les étudiants qui n’avaient pas bossé cette matière avaient eu alors tout le temps pour la travailler, remettant complètement en cause la validité de la "sélection à la française"… »

Là où le concours semble participer au mal-être des externes, ce sont les conditions de travail qui peuvent expliquer celui ressenti par les internes. En effet, selon leur temps de travail, les répondants de 3e cycle se déclarent en plus ou moins bonne santé. Moins d’un tiers des participants à l’enquête dit travailler entre 35 et 48 heures par semaine quand 40 % d’entre eux estiment être dans la fourchette supérieure, entre 48 et 60 heures hebdomadaires. Des durées qui enfreignent la législation : un décret publié l’année dernière fixe à 48 heures le temps de travail hebdomadaire des internes. Mais, un an après son entrée en vigueur, force est de constater qu’il n’est apparemment toujours pas respecté.

Des internes corvéables à merci
Considérant uniquement les répondants en 3e cycle, près des trois quarts travaillent plus de 48 heures par semaine. Et plus de 80 % de ces derniers s’estiment être en moyenne ou mauvaise santé. Une proportion que l’on retrouve dans une moindre mesure chez les autres étudiants ou jeunes médecins supportant une charge de travail identique. Ces résultats ne surprennent guère Yves-Marie Vincent, « bien au contraire ». « L’enquête met le doigt sur des choses qu’on savait déjà, mais pour lesquelles on n’avait pas de preuve », fait remarquer le président de l’Isnar, syndicat des internes en médecine générale. Reste à établir, ajoute-il, grâce à l’analyse croisée des résultats, d’éventuels liens entre temps de travail et état de santé.

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Mais, sans attendre qu’un éventuel lien de cause à effet soit établi entre ces éléments, lire les témoignages reçus par l’Ordre donne un aperçu du vécu des internes. « On a beau être interne et donc avoir un statut d’étudiant, on fait quand même tourner l’hôpital et ce au détriment d’une vraie pause repas ou d’un nombre d’heures de sommeil acceptable », alerte ainsi un interne. « Nos horaires sont épouvantables, avec une reconnaissance proche du néant », considère un autre répondant. « Rythme internat lourd, salle souvent à la charge seule de l’interne, pression pour le post-internat croissante compte tenu de la diminution du nombre de postes », pointe un troisième.

Cet état de santé moyen des internes n’a pas étonné Jacques-Olivier Dauberton outre mesure. « Les étudiants ont tendance à beaucoup travailler » et, comme le rappelle le président de Reagjir, « quand on devient interne, on change de région, on doit s’adapter ». Sans compter les stages qui se succèdent tous les 6 mois dans différents services… Et le généraliste champenois d'élargir les résultats de l’Ordre : « On se renseigne de plus en plus sur les médecins à l’hôpital, mais il reste encore des tabous en libéral ». Les stages en ville cacheraient-ils eux aussi un certain mal-être ?

Un suivi médical défaillant
Mais qu’ils soient en ville ou à l’hôpital, en bonne ou moyenne santé, les étudiants en médecine ont un point commun : ils sont très peu suivis par la médecine universitaire ou du travail. À peine plus d’un tiers ont rencontré ces services au cours des deux dernières années. Un manque de suivi qui constitue un « trou dans le filet » aux yeux de Jean-Marcel Mourgues même s’il semble que « le fait d’avoir un médecin traitant ne modifie pas l’état de santé » des répondants.


Les étudiants sont beaucoup moins suivis qu’ils ne devraient l’être, il y a un véritable oubli de soi

Jacques-Olivier DAUBERTON, président de Réagjir
 

Là encore, Jacques-Olivier Dauberton n’est pas surpris : « Les étudiants sont beaucoup moins suivis qu’ils ne devraient l’être, il y a un véritable oubli de soi ». « Les professionnels de la filière médicale ont tendance à se soigner entre deux portes ou à se soigner eux-mêmes », abonde Yves-Marie Vincent. « Ils limitent le recours à un autre praticien », souligne cet étudiant sur le point de finir son internat de médecine générale. Autant de facteurs qui influent sur la prise en charges des étudiants.
Cela étant, certains se voient toutefois prescrire des arrêts maladie. De façon générale, au cours des deux dernières années, un cinquième des répondants a dû interrompre son activité. Une proportion particulièrement marquée chez les étudiants de 2e et 3e cycles, contrairement à ceux en fin de cursus.

« D’ailleurs les jeunes médecins déclarant avoir un état de santé moyen ou mauvais nous disent également avoir été en arrêt de travail », analyse Jean-Marcel Mourgues dans son rapport.

14 % ont des idées suicidaires
Sur les 1 413 arrêts maladies prescrits aux étudiants ayant répondu à l’enquête, près de huit sur dix étaient liés à un trouble somatique quand deux sur dix étaient associés à un trouble psychique. « C’est un chiffre qui mérite qu’on s’y intéresse », juge le conseiller ordinal même s’il convient qu’il est difficile de l’interpréter en l’absence de données générales sur la population française. Quoi qu’il en soit, « ces résultats sont importants, affirme-t-il, car on note une vraie souffrance psychologique » et si le lien entre état de santé et antalgiques apparaît modéré, il est plus marqué s’agissant des trois classes de psychotropes. « Il y a une surconsommation de ces produits par la population étudiée  par rapport à la population en général», s’inquiète Jean-Marcel Mourgues. Des données d’autant plus préoccupantes que 14 % des répondants déclarent avoir eu des idées suicidaires. Une proportion près de quatre fois supérieure à celle de la population  française.

Luce Burnod

Source : Le Généraliste: 2765