LE QUOTIDIEN : Vous décrivez le « médecin à tout faire » d’aujourd’hui confronté à l’arrivée du « médecin de synthèse » et contraint – pour un bien, espérez-vous – de s’adapter. À quelle échéance pensez-vous que ces bouleversements auront fait leur œuvre ?
Pr GUY VALLANCIEN : Les techniques de l’information et les ordinateurs, l’intelligence artificielle, ils sont là : la médecine de demain, c’est maintenant !
Nous, médecins, fonctionnons comme un ordinateur. Par algorithmes. On prend les symptômes, les données de la biologie, de l’imagerie… et peu à peu on construit un modèle – on procède par élimination, par contraction… Ce boulot, l’ordinateur va le faire. Le malade sera chez lui. Il pourra remplir un questionnaire portant sur ses antécédents, son poids, sa taille, sa situation familiale… ; la machine va mouliner tout ça. Le médecin restera, lui, l’expert qui, par l’expérience et non plus le savoir qu’il a, pourra rattraper certaines erreurs et choisir, en collaboration avec le malade, la meilleure technique, la meilleure thérapie. Parce qu’il y a des patients qui, pour des raisons personnelles, socio-professionnelles, culturelles, religieuses…, ne rentrent pas dans les normes. Ce sont ces 10 à 15 % là qu’il faut porter, prendre en charge. Hop ! Mettre sur son épaule en disant « je vous embarque ».
Cette place que vous laissez au médecin du futur est celle, écrivez-vous, d’un humaniste « transgresseur de règles ». Mais comment lui permettez-vous de transgresser ? Comment déterminer le moment de son intervention, les patients pour lesquels elle est nécessaire ?
Ça, c’est encore l’informatique. Grâce aux données que l’on récupère, on saura de mieux en mieux quels sont les malades qui ne rentrent pas dans le moule. Et on aura des pourcentages : si un médecin déroge aux normes dans 90 % des cas, c’est que quelque chose ne va pas, on pourra analyser ce qui se passe, aider. Et dire à ce médecin : « On ne comprend pas, tous vos malades sont hors des clous, il faut faire quelque chose. »
Prenons l’exemple du Mediator : 80 % de hors AMM – la CNAM le savait, elle l’a dit au procès –, 42 000 généralistes concernés. Personne n’a rien dit. Moi, je suis très frappé par cette affaire. On a raté quelque chose d’important en mettant toute la responsabilité sur Servier – et bien sûr qu’il avait ses torts, je ne suis pas un défenseur de la pharmacie à tous crins – mais les prescripteurs ont aussi été responsables. Ou s’ils ne l’étaient pas, cela veut dire qu’on ne sert plus à rien…
Quant aux cas « hors norme », vous avez un malade devant vous, vous pensez que la meilleure technique pour lui, c’est l’ablation chirurgicale et il vous dit : « Ah non, Docteur, il n’est pas question qu’on m’enlève quoi que ce soit ! » Ou alors à l’inverse, vous avez un patient pour lequel vous préconisez la radiothérapie et il vous dit : « Pas question qu’on me grille, vous m’enlevez tout ça ! » Les malades décident, parfois « contre » ce que le médecin pense. Et c’est bien qu’ils décident, en fonction de leur schéma corporel et intellectuel. Il faut l’accepter. Tout comme il faut accepter l’idée qu’ils vont aussi de plus en plus s’auto-médiquer, s’auto-diagnostiquer.
Enterrez-vous la clinique ?
Oui ! Je l’enterre sauf exceptions parce que la clinique, aujourd’hui, elle arrive trop tard. Quand les signes parlent, il est trop tard par rapport aux données objectives, quantifiables, transportables (mais impalpables) que sont la biologie et l’imagerie. La clinique est complètement subjective ; elle a été immensément utile mais elle est en train de disparaître. Les cancers de la prostate ? C’est le PSA qui alerte alors que la prostate est normale au toucher. Le cancer du sein ? C’est la mammographie. Le diabète ? C’est la glycémie avant qu’il y ait des complications…
Vous créez de nouveaux métiers médicaux à qui vous déléguez de nombreuses tâches jusqu’ici dévolues à ce que vous appelez le « médecin à tout faire ». Pour vous, en ville, il reste 65 000 médecins généralistes et 25 000 spécialistes pour faire tourner la boutique. Nettement moins qu’aujourd’hui.
Au total, je pense qu’on peut être 30 % de médecins en moins en France. À condition, attention, d’injecter des métiers de santé intermédiaires – qui seront des personnels « médicaux », c’est très important ; pourquoi, par exemple, ne pas imaginer des « docteurs en infirmerie » ? En France, nous avons mis le médecin sur un tel piédestal qu’il ne peut plus assurer ses tâches. Il faut qu’il délègue et qu’il soit là dans les coups durs. On va me dire « il va perdre l’expérience quotidienne », non ! Beaucoup de mes confrères ont du mal à comprendre cela mais moi qui suis chirurgien, j’ai arrêté d’opérer il y a cinq ans, les malades viennent autant, ça ne me gêne pas de faire le diagnostic, de proposer la stratégie, d’en voir le résultat.
Vous voulez rendre sa dimension « humaniste » à la médecine mais en pratique, là où on a vu ces dernières années la médecine se techniciser beaucoup, en radiologie ou en biologie par exemple, elle s’est aussi beaucoup désincarnée pour le patient.
C’est vrai. On s’est fait bouffer par la technique qui, bien sûr, a apporté des plus énormes. Mais on a perdu toute la relation humaine. Or on sait que plus la consultation est lente, mieux on prescrit. C’est mécanique, parce qu’on écoute ce que dit le patient. Raison pour laquelle il faut se dégager de la technique, être « au-dessus » en la confiant à des métiers à formations plus courtes – des ingénieurs opérateurs, les sages-femmes… Problème, pour l’instant, dans un système où l’on est payé à l’acte, on me répond : « Vous êtes bien gentil mais vous nous sucrez du boulot. » Tout se tient. Il va falloir revoir l’organisation du système dans son ensemble.
Quelle sorte de gouvernement pourrait s’emparer de la réforme que vous décrivez ?
À mon sens, cela peut se résumer pour 2017 à 10 propositions à signer ou pas et à faire passer par ordonnance dans les trois mois. Les réformes successives, c’est terminé. Le bateau, il faut le lancer d’un coup !
Missions, consultation et diagnostic, prescription : le projet Valletoux sur la profession infirmière inquiète (déjà) les médecins
Désert médical : une commune de l’Orne passe une annonce sur Leboncoin pour trouver un généraliste
Pratique libérale : la chirurgie en cabinet, sillon à creuser
Le déconventionnement tombe à l’eau ? Les médecins corses se tournent vers les députés pour se faire entendre