Valérie Sugg, psychologue hospitalière

«Un soignant maltraité ne peut pas être à l’écoute des patients»

Publié le 28/05/2018
Article réservé aux abonnés
sugg

sugg
Crédit photo : DR

livre sugg

livre sugg
Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Dans votre exercice de psychologue hospitalière, estimez-vous que les patients comprennent la difficulté actuelle du métier de soignant ?

VALERIE SUGG : Ce que les patients me rapportent aujourd’hui, c’est qu’ils sont face à des soignants qui n’ont plus le temps de les prendre en charge : le temps consacré aux consultations et aux soins devient de plus en plus court, l’aspect relationnel passe au second plan. Ils arrivent dans des salles d’attente bondées ou dans des services saturés. Ils savent que le médecin sera pressé, qu’il n’aura peut-être pas eu le temps de manger, qu’il devra répondre à des appels extérieurs pendant la durée de la consultation.

Les médecins transmettent – de manière souvent involontaire – des informations non verbales qui ont pour but de signifier au patient que le temps passé avec lui est compté : il est difficile de continuer à vouloir dialoguer quand le soignant a déjà fermé le dossier ou est déjà au téléphone pour s’occuper d’autres problèmes qui paraissent plus urgents. Ils n’ont plus le temps de parler, plus le temps de poser des questions.

Pourtant, il existe dans les textes une obligation d’information aux patients. Comment concilier des consultations de plus en plus rapides avec cette obligation ?

Mais c’est impossible. Pourtant, cette obligation d’information a été une véritable révolution dans les soins qui sont devenus moins paternalistes, plus fondés sur le dialogue. Il ne faut pas oublier qu’il y a 30 ans, certains médecins ne communiquaient pas avec les patients sur les diagnostics car ils estimaient qu’ils n’étaient pas capables de l’entendre. Les relations médecins-patients ont changé, mais aujourd’hui, elles sont dans une impasse par manque de temps dédié au dialogue.

Les patients et les familles ne savent même plus à qui s’adresser pour obtenir des informations tant les soignants qu’ils ont en face d’eux sont débordés. Que reste-t-il dans ce cas ? Internet qui est encore plus anxiogène ou les services d’urgences qui restent ouverts 24 heures sur 24.

Les Français malades ont intégré que le système de soins a évolué, qu’il crée des pressions sur les soignants et que ces pressions ont des répercussions sur les soins qui leur sont donnés. Certains patients culpabilisent de demander plus aux soignants, d’autres sont en colère contre l’absence de temps dédié à leurs questions.

Pourtant, le temps d’écoute et d’examen est essentiel dans le soin pour que le patient se sente entendu, compris et que la confiance s’installe. Faire confiance à son médecin, c’est déjà aller mieux.

L’obligation de multiplier les actes et les gestes techniques a-t-elle contribué à déstabiliser un système de santé déjà fragile ?

Techniciser au maximum les consultations fait des médecins de purs exécutants, qui travaillent seuls, chacun dans leur coin. Si on limite les soignants à un geste technique ou un diagnostic et qu’ils doivent juste décider sans aucune prise en compte du patient dans son unicité, on perd tout ce qui fait l’éthique du médical. Et face à un échec éthique, le burn-out augmente.

Les patients ressentent que l’humain est mis de côté, ils en souffrent énormément. Le système de soins va à volo depuis 30 ans. Tous les soignants sont impactés : il n’y a plus de personnel, plus de matériel, plus de temps. Et pendant ce temps-là, les dirigeants demandent que les patients soient pris en charge en ambulatoire, ils exigent des fermetures de lits… Il n’y a plus personne pour s’inquiéter de ce que les patients vont devenir à leur sortie de l’hôpital. Et les équipes sont désœuvrées car elles ressentent bien qu’elles ne font pas leur travail de façon correcte. Elles subissent l’agressivité ou la détresse des patients qui sont mis dehors de façon trop précoce.

Comment cette situation pourrait-elle s’améliorer, selon vous ?

En donnant du temps aux soignants, en arrêtant par exemple de chronométrer le temps passé par les infirmières à faire les toilettes : qui a décrété qu’en 6,66 minutes on pouvait s’occuper de changer un patient dans la bienveillance nécessaire à un soin difficile, voire, du coup, devenu humiliant ?

Il faut former des soignants, dans toutes les branches. Il faut simplifier le travail administratif délirant des personnels hospitaliers.

Les médecins doivent aussi pouvoir trouver de l’aide auprès de psychologues au sein de leurs établissements, car ce n’est pas en famille – à moins de la mettre en péril – que l’on peut parler de son quotidien. Dès les études de médecine, la bienveillance devrait être de mise car un soignant maltraité ne peut pas être à l’écoute des patients.

Les soignants ont juste besoin qu’on arrête de les culpabiliser de leur dire qu’ils ne sont pas assez bons. Il faut leur dire qu’ils sont bons, il faut les valoriser, il faut les encourager, les remercier pour ce qu’ils font…

Il semble que les dirigeants aient pris conscience du problème que vit l’hôpital qui est arrivé au bout de l’absurde dans lequel il a été mis depuis 30 ans. À mon avis, on va enfin dans le bon sens avec la mise en place d’initiatives, telle que la remise en question de la T2A, mais aussi la refonte des études, de l’encadrement des étudiants, du travail des internes, etc. Tout cela pourrait éviter tant de souffrances inutiles et dévastatrices tant pour les soignants que pour les soignés.


Source : Le Quotidien du médecin: 9668