Le capitaine tire sa révérence

Lundi, dernière semaine (1/5)

Publié le 16/05/2013
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Par Sébastien Sarraude

Une semaine. C’est le temps qu’il me reste pour tourner la page de toute une passionnante vie de médecin. La retraite approche à grand pas et avec elle toutes les interrogations qu’est en droit de se poser un homme jadis hyperactif. Je redoute l’instant où le personnel de l’hôpital me fera une « surprise » vendredi soir, dans le réfectoire avec tous les collègues et les anciennes gloires encore vivantes de cet établissement. Il ne fait aucun doute que des infirmières auront les yeux rougis. Moi comme à mon habitude, je prendrai un air faussement détaché en prononçant un discours presque improvisé. J’ai ma fierté, je ne m’effondrerai pas devant tous ces gens en blouse. Mais une fois confortablement assis dans l’habitacle capitonné de ma berline allemande, je me sentirai seul et perdu.

J’ai le sentiment que ma vie entière est liée à cet hôpital. Il venait d’être construit quand j’ai eu mon doctorat et j’y ai tout de suite installé mon cabinet, constitué petit à petit mon équipe, formé un nombre incalculable d’étudiants. L’an prochain, ce bâtiment à bout de souffle sera détruit dans sa totalité et tout le monde déménagera dans un complexe hi-tech et propre à une dizaine de kilomètres, près des grands axes routiers. Le parallèle est facile : si je me dis que tout a commencé avec cet établissement, pourquoi tout ne s’arrêterait pas avec lui prochainement ? J’ai passé toute ma carrière à rassurer mes malades en fin de vie. « Il ne faut pas avoir peur de la mort ». Je suis en bonne santé, mais aujourd’hui elle m’effraie. Je songe à la leur, à la mienne.

Un nouveau patient est arrivé aujourd’hui dans la salle d’attente. Il a été réorienté depuis les urgences submergées et excédées. Il a une sale tête, je sens qu’il va être pour moi. La secrétaire m’appelle discrètement et m’avertit que monsieur est un habitué des urgences qu’il visite au moindre mal. Curieusement, les cas les plus compliqués sont pour moi seul dans cet hôpital. Avec un peu de recul, je ne vais pas m’en plaindre, puisque ma réputation a été construite sur cet heureux hasard de la répartition des patients entre associés.

Lorsque j’appelle Mr Lafourcade en balayant la pièce des yeux, c’est sa femme qui, avec un regard soucieux, lève timidement la main. Je dois l’aider à soulever son colosse de mari. A en juger par la morphologie de ses oreilles, celui-ci doit avoir un nombre conséquent de matches de rugby à son actif. Je lui donne la quarantaine à peine entamée, alors que sa femme est un peu plus jeune, et enceinte. Son odeur de mâle fiévreux sorti du lit s’insinue dans mes vieilles narines. Grippe. Il vient saturer les urgences pour une misérable grippe. Je répète mentalement une petite morale à lui assener pour que la prochaine fois, monsieur aille consulter un médecin en ville avant de pousser notre porte. Je vais faire l’effort de l’ausculter et lui annoncer le verdict dans le plus grand secret médical de mon cabinet, mais soixante-dix pour cent de mes patients depuis ces quinze derniers jours sont victimes de cette vieille épidémie, annonciatrice de l’hiver. Il en fait partie.

Je lui prescris rapidement le nécessaire et lui signe un arrêt maladie, comme aux autres. Je lui rappelle aussi que c’est la dernière fois que je les vois, lui et sa femme, car l’hôpital n’a pas vocation à recevoir quand il n’y a pas urgence. Son quintal de muscles le prend bien, ce qui me rassure. De toute façon, il n’a pas la force de protester. Sa femme fait la moue, je comprends donc que c’est madame qui panique et prend l’initiative à chaque fois de venir consulter les médecins urgentistes.

Une lumière dorée mélancolique s’infiltre dans l’hôpital. Mon lundi se termine. Déjà. Le blues me reprend, je songe au soir de ma vie, à mon départ, à ma retraite. J’erre dans les couloirs de ce triste bâtiment que je connais par cœur. Je me risque même à m’égarer dans les secteurs où je ne vais jamais et où je ne suis d’aucune utilité, pour la plus grande surprise du personnel qui me salue avec sympathie et ramène toujours ce terrible sujet dans la conversation.

— Professeur, vous nous faites l’honneur d’une petite visite ? Alors cette retraite ? Ça approche !

Je m’efforce de garder mon flegme et réponds toujours en haussant les épaules :

— Place aux jeunes, j’ai d’autres projets, vous savez…

Je ne peux m’empêcher de faire croire, surtout à la gente féminine, que je suis investi d’une mission sur cette Terre et que je suis attendu ailleurs, puisqu’on ne me veut plus ici à cause de mon âge. Je les laisse alors m’imaginer en tenue de toile légère en pleine brousse, lutter contre la famine et sauver des centaines d’enfants aux ventres gonflés. Je m’en veux, une fois assis derrière mon bureau. Il faut que je me calme avec mes déclarations enflammées, je n’ai rien de prévu après ce maudit pot de départ que je vois arriver comme un couperet. Alors pour ce qui est de Médecin sans frontières… Je passerai bientôt pour un vieux mythomane à vouloir m’attribuer un destin qui n’est pas le mien. Mais que faire après ? Que faire après cette tension continue des urgences, où chaque patient est différent et chaque cas peut évoluer de façon imprévisible ?

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Source : Le Quotidien du Médecin: 9242