LE QUOTIDIEN : Que peut apporter le numérique en santé mentale à la fois pour les patients et les soignants en ville et à l’hôpital ?
LUDOVIC SAMALIN : Le numérique présente plusieurs avantages : d’accessibilité, de disponibilité, potentiellement économiques et financiers en termes de coûts médico-économiques, mais aussi des avantages sur la transformation de certaines interventions avec des solutions qui vont apporter des choses en plus que ce qui existait jusque-là. Si je le décline en « modèles applicatifs », nous avons identifié à l’heure actuelle plusieurs champs : un dédié à la formation des patients, des usagers et des familles ; un autre lié à la question du dépistage ; un autre pour le diagnostic et le suivi des patients ; et enfin un champ plus axé sur le traitement lui-même. Par exemple, en améliorant l’évaluation de la réponse à un traitement donné, j’appréhende mes adaptations thérapeutiques de façon plus précoce et je réduis par conséquent la durée de souffrance d’un patient donné.
On peut aussi avoir des champs d’application correspondant à ce qui est déjà en place en numérisant et en digitalisant l’existant. Je pense par exemple aux programmes d’éducation thérapeutique du patient, à certaines interventions dont on va améliorer l’accessibilité et la disponibilité principalement. Nous pouvons également imaginer des solutions digitales qui auront une singularité par ce qu’apporte le numérique : il peut s’agir d’outils de thérapie cognitive ou comportementale, des utilisations pour améliorer le suivi des patients via des données que va produire la solution digitale, etc. Le scope du Grand défi se limitera quand même à un champ qui est celui des dispositifs médicaux (DM) numériques.
Le Grand défi va-t-il couvrir toutes les pathologies comme la dépression, la schizophrénie, les addictions ou bien encore le handicap mental ?
L. S. : Nous n’avons pas posé les limites de cette manière-là. Nous souhaitons promouvoir des solutions digitales de type DM numériques qui permettent d’avoir un accès pour les patients, les usagers, les familles, dans le champ de la psychiatrie. Donc que cela commence par les addictions, le tabac, les troubles dépressifs, les troubles schizophréniques, les troubles psychotiques, les troubles bipolaires, les troubles du comportement alimentaire, c’est parfait. Vous évoquez la dépression, c’est vrai qu’il y a peut-être plus de solutions qui sont en préparation dans ce champ-là. On observe aussi sur notre cartographie qu’il y a des travaux sur des pathologies de l’enfant, comme le TDHA (trouble déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité, NDLR), ou dans des contextes élargis au monde du travail. La limite sera liée au fait que cela devra être un DM numérique. Des pathologies ne seront peut-être pas représentées car cela dépendra en fait des acteurs. On espère que la dynamique du Grand défi va favoriser le développement et la réalisation de solutions dans toutes les pathologies. En revanche, on ne s’intéressera pas aux solutions dites de bien-être.
Comment allez-vous procéder pour faire un état des lieux des DM ou des applications ?
LINE FARAH : D’abord nous devons identifier les acteurs qui travaillent dans le domaine de la santé mentale et psychiatrique et du numérique. Nous réaliserons ensuite une cartographie des DM numériques ou des solutions numériques qui se revendiquent avec une finalité médicale et souhaiteraient passer par un processus de certification et de marquage CE pour être qualifié de DM médical. Nous devrons aussi identifier les expérimentations, qui ont eu lieu, qui sont en cours, ou qu’il serait nécessaire de mettre en place sur ces DM ou pour que ces solutions soient qualifiées de DM numériques en santé mentale.
Nous ferons tout d’abord un état des lieux, sachant qu’il y a plusieurs structures existantes qui travaillent sur cette question comme Les entreprises du médicament (Leem), France Biotech ou Mental Tech, et, enfin, nous réaliserons une série d’auditions et d’interviews des acteurs pour faire émerger un panorama de ces différentes solutions et expérimentations en cours.
Le premier axe de notre feuille de route est celui de la recherche et de l’innovation, pour faire émerger des solutions à partir du besoin médical non couvert ou partiellement couvert
Line Farah, pharmacienne et coordinatrice du Centre d'innovation des dispositifs médicaux (CiDM) de l'hôpital Foch (Suresnes)
Dans le même temps, nous construisons notre feuille de route qui permettra de structurer les différentes actions que nous envisageons pour permettre l’accès au marché ou en tout cas l’accès au patient, au professionnel de santé, à l’usager, de ces solutions développées ou co-développées en amont. La feuille de route comprend plusieurs axes : le premier est celui de la recherche et de l’innovation, pour faire émerger des solutions à partir du besoin médical non couvert ou partiellement couvert. Le deuxième axe est l’évaluation des solutions co-développées ou proposées. La finalité est de pouvoir générer les preuves cliniques, médico-économiques, d’impact organisationnel de ces solutions numériques, qui seront utilisées par les évaluateurs. Cette génération de preuves est importante car elles seront utilisées pour évaluer ces outils, avec l’objectif de pouvoir les prendre en charge. Le dernier axe est la formation, l’information, la sensibilisation et l’acculturation des différents utilisateurs et usagers que cela soit pour l’émergence de nouveaux métiers, ou de nouveaux besoins d’utilisation numérique ainsi que l’éducation pour les métiers existants.
Quel est le calendrier de la feuille de route ?
L. F. : Nous réalisons les auditions des acteurs de l’écosystème jusqu’en janvier 2024 pour proposer une version provisoire de la feuille de route à l’horizon du premier trimestre 2024. Nous la soumettrons à une consultation publique pendant un mois voire un mois et demi. Le retour de l’ensemble des acteurs, nous permettra d’élaborer une feuille de route définitive à la fin du premier trimestre ou au début du second afin de commencer les premières actions à la fin du premier semestre 2024.
Comment allez-vous intégrer les autres acteurs comme les médecins ?
L. S. : Dans le domaine du numérique, les acteurs de terrain, les professionnels de santé ont des idées et certains ont déjà travaillé avec des industriels et même collaboré avec eux pour créer des solutions, plus ou moins abouties. De toute façon, pour obtenir un DM numérique, il y a un cahier des charges avec un certain nombre de points qu’il faut valider. À nous de faire en sorte de les accompagner au mieux pour qu’ils puissent atteindre le niveau demandé et répondre au cahier des charges. C’est un autre enjeu, celui de l’accompagnement dans le Grand défi.
Nous verrons avec le temps comment les psychiatres, les professionnels de santé quels qu’ils soient, adoptent ou pas dans leur pratique ce type de solutions
Pr Ludovic Samalin, psychiatre au CHU de Clermont-Ferrand
Mais tous les professionnels de santé sont-ils prêts à s’emparer de solutions numériques ?
L. S. : La question de l’acceptabilité par les professionnels de santé des solutions digitales est un vrai sujet. Il est probable que l’absence de solutions sur le marché ne favorise pas cette question de l’acceptabilité, par conséquent on ne peut pas vraiment l’évaluer mais il y a une forme de réticence des professionnels avec quelques craintes notamment le temps que cela va nécessiter afin de les utiliser ; la sécurité des données produites ; et la question du caractère parfois intrusif des données qui sont recueillies. Toutes ces questions-là sont des sujets de préoccupation. On peut néanmoins être rassurants car le système français est très protecteur sur la sécurisation des données. C’est cependant une barrière que nous avons identifiée et on peut espérer que la dynamique poussera à aller vers une utilisation. Nous verrons avec le temps comment les psychiatres, les professionnels de santé quels qu’ils soient, adoptent ou pas dans leur pratique ce type de solutions et comment nous pouvons être facilitants en termes d’organisation des soins au sein d’un service ou d’un centre hospitalier.
Faudra-t-il aussi les accompagner dans l’acculturation ?
L. S. : Le numérique est aussi un élément d’attractivité pour les professionnels de santé. Il peut y avoir dans leur formation initiale ou continue une valence un peu plus spécifique pour le numérique. C’est quelque chose qui est aujourd’hui considéré comme indispensable pour le futur. On ne peut pas imaginer la société de demain qui échapperait à ce changement de paradigme. Cela ne semble pas possible. Il faut que la formation de nos futurs professionnels tienne compte de cette évolution. Et cela facilitera le changement de paradigme.
Repères
Line Farah
2019 : doctorat en pharmacie, Université Paris Saclay, spécialisation en accès au marché, économie de la santé et intelligence artificielle.
Septembre 2020 - septembre 2023 : directrice du Centre d’innovation des Dispositifs Médicaux de l’Hôpital Foch.
Depuis septembre 2023 : directrice des deux Grands Défis « Numérique en santé mentale ».
Pr Ludovic Samalin
2008 : docteur en médecine et DES de psychiatrie. Exerce au CHU de Clermont-Ferrand.
Septembre 2015 - septembre 2016 : chercheur associé, Hospital Clínic de Barcelona.
2020 : PU-PH au CHU de Clermont-Ferrand.
Novembre 2023 : copilote Grand défi numérique en santé mentale et numérique et bien vieillir, à la DNS, ministère de la Santé et de la Prévention.
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