Dans son Journal, publié ce mercredi 27 septembre, l’ancienne ministre de la Santé (de mai 2017 à février 2020), Agnès Buzyn, raconte l’arrivée de la déferlante du Covid-19 alors qu’elle était à la tête de Ségur et la gestion de crise de cette pandémie mondiale. L’occasion aussi de parler du monde politique, de Ségur et du microcosme santé. Le Quotidien l’a rencontrée. Morceaux choisis.
Journal de bord et témoignage historique
L’ex-ministre de la Santé accueille Le Quotidien d’un sourire chaleureux dans un café parisien. L’exercice n’est pourtant pas facile. Agnès Buzyn est restée en poste trois ans et elle publie un livre sobrement intitulé Journal chez Flammarion ce 27 septembre. Un ouvrage toutefois très attendu, à la fois journal de bord, témoignage historique, analyse politique et récit personnel des mois terribles de janvier à juin 2020. Données factuelles s'y croisent avec retranscriptions de SMS, mails et échanges téléphoniques entre les décideurs, ou encore impressions à chaud de l’hématologue, aujourd’hui conseillère maître à la Cour des comptes, après un passage à l’OMS.
S’il n’était pas initialement voué à être publié, son ouvrage est dédié à ses enfants, « pour qu’ils aient une trace de cette histoire », confie-t-elle. Le temps passant, Agnès Buzyn a estimé que « les Français n’avaient pas le bon récit : on a construit un récit national d’une crise, alors qu’il manquait énormément d’informations. J’utilise ce livre pour rendre compte de l’action publique et d’un retour d’expérience collectif. Une contribution au débat, en somme ». Gare aux mauvaises langues : « Ce n’est pas pour donner des leçons mais pour en tirer. Puisque le traumatisme s’éloigne, je me suis dit qu’il était temps d’en faire le décryptage. »
« Tous les scientifiques savaient »
Son analyse est riche de 500 pages. Une densité assumée par l'intéressée qui défend son regard singulier : citoyenne, femme politique et médecin scientifique. Cela pourrait être le synopsis d’un film de série B mais pour Agnès Buzyn, cela a été sa réalité. Et quelle réalité à Ségur ! Entre grève des hospitaliers, réforme des retraites et… surgissement d’un virus inconnu à l’époque, le Covid-19, la pression était maximum.
Fait intéressant, au moment de prendre ses fonctions, lors d’un entretien avec le Président, Agnès Buzyn l’alerte déjà sur un risque de vaste épidémie. « Tous les scientifiques savaient qu’il y aurait un jour une pandémie, sans savoir quand elle aurait lieu », dit-elle aujourd’hui. Mieux, « tout le monde s’y préparait ! Dire qu’on n’a rien vu venir est faux » Elle cite : « Le règlement sanitaire international, les groupes de travail de l’OMS, les travaux des hôpitaux comme ceux du Johns Hopkins… » Pourtant… « ça ne fonctionne pas ! Malgré les millions investis depuis vingt ans dans la préparation de crise ».
Lorsqu’au 31 décembre 2019 au soir, la Chine déclare une alerte à l’OMS pour 27 cas de pneumonies inexpliquées à Wuhan, le niveau du Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires (Corruss) se met en place. En clair : Ségur surveille. Le 9 janvier, premier mail détaillé de Jérôme Salomon, directeur général de la Santé (DGS) à sa ministre. « Nouveau coronavirus » et beaucoup d’incertitudes. Le lendemain, synthèse du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) : « Risques pour les voyageurs, d’introduction et de diffusion ultérieure en Europe ». Agnès Buzyn écrit : « L’agence européenne n’a pas l’air trop inquiète ». L’OMS publie de premières orientations techniques et des conseils pour détecter les cas. À ce stade : « les données factuelles laissent penser qu’il n’y a pas de transmission interhumaine ou que celle-ci est limitée ».
Buzyn à Philippe : « je me permets de t'alerter »
Jérôme Salomon organise au ministère un comité technique intersecteur aux agences régionales de santé et sociétés savantes dédié au nouveau virus et diffuse un premier message d’alerte pour indiquer comment repérer des cas suspects selon les recommandations OMS et de l'ECDC. Le lendemain, premier décès en Chine. Et premier SMS d'Agnès Buzyn au Premier ministre Édouard Philippe : « Je me permets de t’alerter sur une épidémie à Wuhan en Chine qui sévit depuis quinze jours et vient de faire un premier mort (…) Je suis cela de très près. » Lui répond à une autre partie de son message, sur la réforme des retraites… Elle double son message, comme souvent, au président de la République, qui en accuse bonne réception.
« La Chine dit qu’il n’y a pas de transmission interhumaine, ce qui provoque un retard à l’allumage, raconte aujourd’hui Agnès Buzyn. L’OMS ne l’affirme que le 24 janvier ! Jusqu’alors, les communiqués européens et de l’OMS sont rassurants. Et le 30 janvier, l’OMS ne dit pas aux pays de se préparer, mais aux pays du Nord d’aider ceux du Sud ! Il y a un biais de perception du risque ».
L'inquiétude monte d'un cran
La naïveté des Européens face aux chiffres chinois ? Elle répète ce qu’elle a écrit. « Il y a deux hypothèses : soit ils ne disent pas la vérité, soit ils sous-estiment leurs cas… » Toujours est-il qu’à partir du moment où la transmission interhumaine est avérée, le 24 janvier 2020, tout s’accélère. Si elle commence à s’inquiéter, vérifiant les stocks de masques et organisant l’isolement sanitaire, elle tient une conférence de presse, vue comme « rassurante » par les médias, où elle affirme que « le risque de diffusion est faible », des « malades et des cas contact en raison de leur isolement immédiat », écrit-elle en note de bas de page.
Elle pousse toutefois Édouard Philippe à organiser une réunion interministérielle sur ce sujet. Elle s’entretient avec Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS, pour discuter du premier cas en France, puis avec Stella Kyriakides, commissaire européenne à la Santé. Un troisième cas est confirmé à Bichat dans la soirée… Son « inquiétude monte d’un cran », écrit-elle, quand « les Chinois annoncent la construction en huit jours d’un hôpital de mille lits ». « Ils doivent craindre une vague sévère », pense-t-elle.
L'imaginaire collectif et la réalité des alertes
Aujourd’hui, l'ex-ministre revient sur cette séquence clé. « Dans l’imaginaire collectif, le ministère n’a rien fait. Dans la réalité, nous sommes le premier pays à avoir monté un centre de crise, à avoir commandé des masques (même s’ils ne sont pas arrivés !), le premier pays à alerter l’Europe… tout ça a disparu de l’inconscient collectif, on a construit un autre récit », explique-t-elle, irritée.
Mais côté syndicats, Ordre des médecins, hospitaliers…, la prise de conscience n'est pas toujours à la hauteur. « L’écosystème médical ne prend pas le ministère au sérieux et pense qu’on active le principe de précaution comme avec H1N1 et le sujet passe à la trappe », regrette-t-elle. Autre exemple : le Pr Yazdan Yazdanpanah, à l’époque chef de service des maladies infectieuses de l’hôpital Bichat, est mandaté par Agnès Buzyn, le 30 janvier, pour réaliser un protocole clinique avec tous les antiviraux pour que le premier malade Français soit pris en charge. « Il ne l’a pas écrit », constate amèrement l’ex-ministre de la Santé, qui rappelle que le premier protocole clinique a été rédigé un mois après l’essai de l’OMS, soit le 22 mars.
« Les politiques me croient mais ne comprennent pas l'ampleur »
Avec du recul, Agnès Buzyn confie à nouveau la difficulté à se faire entendre. « Pendant la période où je suis ministre, je ne fonctionne que sur mon pressentiment, lequel n’est pas corroboré par des faits. Les politiques me croient, mais ils ne comprennent pas forcément l’ampleur de ce qui va nous arriver. L’épidémie mondiale ne démarre en Italie que six jours après mon départ de Ségur pour la campagne municipale parisienne », le 16 mars 2020.
On connaît la suite. Agnès Buzyn est le choix du président pour conduire la campagne municipale parisienne, lorsque Benjamin Griveaux est contraint de jeter l’éponge après la fuite de photos compromettantes. « Je suis un bon soldat », dit-elle. Pourtant, un doute demeure sur les raisons de ce « transfert » : entre le moment où elle livre au Président sa crainte d’une épidémie mondiale et son départ forcé de Ségur pour les municipales à Paris se passent cinq jours… D’où le bandeau du livre : « Agnès, tu as fait peur au Président… » Des journalistes bien informés lui ont confié que c’était pour cette raison qu’elle avait été débarquée. Elle relativise : « En tant que médecin, je sais que certaines nouvelles sont difficiles à entendre ». C'est sans doute la difficulté d’être une ministre issue de la société civile. « Il y a une très grande ambiguïté : on vous choisit pour votre expertise et votre compétence, mais on vous demande de vous comporter comme une politique pure. »
« La cacophonie des experts des plateaux »
Aujourd’hui, l’ex-ministre semble apaisée. Elle prend même du recul par rapport au « lynchage » dont elle a été victime. « Je l’ai compris : peur, sidération, besoin de trouver un responsable… Ce sont des comportements humains qu’on retrouve depuis toujours. Mais, collectivement, peut-on mieux faire la prochaine fois ? », interroge-t-elle.
Car les erreurs et les dysfonctionnements n'ont pas manqué, à tous les étages. Entre « la cacophonie des experts des plateaux de télévision, le Conseil scientifique qui mélange sciences et acceptabilité sociétale, les médias et les réseaux sociaux… Nous avons tous, collectivement, dysfonctionné ! », avance-t-elle. Avec lucidité. « Je prends ma part ! Je n’aurais jamais dû me lancer dans la campagne municipale à Paris. C’était une erreur. J’étais réellement déchirée au moment de la passation. J’aimais ce ministère et ses équipes. »
Mise en examen et « seule au monde »
La suite de la séquence sera violente. La Cour de justice de la République (CJR), qui juge les membres du gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions, a mis en examen Agnès Buzyn pour « mise en danger de la vie d’autrui » en septembre 2021. Avant que la décision ne soit annulée par la Cour de cassation en janvier 2023, pour finalement la placer sous le statut de témoin assisté, à l’instar d’Édouard Philippe et Olivier Véran, pour « abstention volontaire de combattre un sinistre ». Commentaire de l'intéressée. « Volontairement, je ne parle pas de la CJR dans le livre. Cela a été difficile, très violent… Une confidence : l’une des phrases qui m’a le plus marquée est la suivante : "Vous auriez donc, dès le 6 janvier, dû comprendre que les Chinois mentaient ?" » Il s’agit de la dernière question à laquelle elle a accepté de se soumettre…
Émue, Agnès Buzyn rappelle les 22 auditions et les 600 pages de procès-verbaux auxquels elle rapporte avoir répondu en totalité, et précisément. Elle cherche ses mots. « Vous n’imaginez pas… », soupire-t-elle, encore marquée par le ton accusatoire des magistrats. L’origine de la pandémie reste floue, lui fait-on constater. « J’espère que je saurai d’où vient le Covid-19 de mon vivant. J’ai été la seule personne au monde mise en examen pour cette pandémie… Ça m’intéresse de savoir à quoi je le dois », ironise-t-elle.
« La meilleure défense, c’est l’attaque. Plus les gens ont été absents, plus ils ont été offensifs », tacle Agnès Buzyn. À l’instar de l’ancienne déléguée générale du Syndicat national des établissements et résidences privés et services d'aide à domicile (Synerpa), Florence Arnaiz-Maumé, qui affirme dans un SMS (transféré à la ministre) à l’intention de son ancienne conseillère, directrice adjointe du cabinet d’Olivier Véran « qu’il faut donner un coupable en pâture sinon tout le monde se mange. À ce stade, la coupable idéale, elle s’appelle Agnès. Désolée ». Ces échanges, note en bas de page l’ex-ministre, figurent dans le dossier pénal de la CJR.
Sous protection policière
« Quand vous êtes l’ennemie publique numéro un, c’est incompréhensible et d’une violence absolue », raconte-t-elle. Stigmate du passé et des menaces de mort qui existent toujours, elle vit encore sous protection policière. « Je crois qu’il est important de tenir dans ce monde extrêmement violent. Car si les gens normaux, comme moi, ne tiennent pas, on laisse place à la radicalité et au manque d’analyse », avance-t-elle.
Interrogée sur ce qui l’agace le plus chez les gens, dans cet interminable feuilleton de la crise sanitaire, Agnès Buzyn marque une pause : « l’absence de doute ». Si plusieurs figures sont égratignées dans son livre – Martin Hirsch, Jean-François Delfraissy et bien sûr Didier Raoult – l'ancienne ministre est claire sur ses intentions. « Ce n’est pas un règlement de comptes. Je livre des faits, lesquels sont cruels… »
Celle qui a présidé l’Institut national du cancer (INCa) et la Haute autorité de Santé (HAS) ne renonce pas à une carrière politique « au sens noble du terme ». Mais elle avoue que « dans le monde purement politicien, je me suis parfois senti totalement décalée. » Les européennes ? « Il ne vous a pas échappé que je ne suis pas candidate », souffle-t-elle. Comme un symbole, une phrase revient souvent dans le livre : « J’aurais dû faire confiance à mon intuition ».
(Photos : S. Toubon)
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