1244 déclarations d'incidents en 2022 (+23 % sur un an) : ce pic historique de violences recensées par l'Ordre des médecins depuis la création de l'observatoire de la sécurité il y a 20 ans conduit à s'interroger sur les raisons de ce phénomène – et encore ne s'agit-il que de la partie émergée de l'iceberg.
La première cause tient au fait que l'Ordre lui-même – depuis plusieurs années – martèle le même message, incitant les confrères (libéraux, hospitaliers et salariés) à signaler systématiquement les violences subies. Chaque conseil départemental dispose d'un référent sécurité, capable de conseiller le médecin agressé, ce qui encourage aussi les déclarations. « Les résultats sont encore sous-évalués mais ils donnent une image pertinente des incidents », résume le Dr Jean-Jacques Avrane, délégué à l'observatoire de la sécurité au sein du Cnom.
Les chiffres sont têtus : alors que la moyenne annuelle d’incidents approchait les 500 dans la décennie 2000, le chiffre a doublé dans la décennie suivante. Et si la pandémie a laissé un répit relatif aux généralistes – avec une baisse notable des incidents sur 2020 et 2021 – le retour de bâton a été rude, avec ce record absolu de violences répertoriées en 2022.
Sursollicités, surexposés
Premier recours pour la population, les médecins de famille libéraux sont un solide baromètre de son état psychologique. À la fois sursollicités et surexposés. « Il n’est guère étonnant que les généralistes soient les premiers visés par les agressions, analyse Deborah Ridel, sociologue à l’École des hautes études en santé publique (EHESP). Ils sont vraiment en première ligne, comme d'ailleurs les infirmiers qui, à l’hôpital, forment un sas de décompression avant les médecins ».
Alors que les besoins de santé ne cessent d'augmenter – comme en témoigne la part croissante des consultations pour souffrance psychique en médecine générale et les consultations à motifs multiples – la pénurie d'omnipraticiens aggrave à l'évidence la situation. Ce n'est pas un hasard si, depuis 2010, l'érosion du nombre de généralistes libéraux trace une courbe inversée avec celle des agressions dont ils sont victimes. « Quand le patient a attendu une semaine pour son rendez-vous, il nourrit des attentes accrues, avance le Dr Jean-Jacques Avrane (Cnom). Il est plus susceptible de s’énerver quand il n’obtient pas ce qu’il souhaite ». Pour l'élu ordinal, ce triste bilan des violences est aussi le reflet des difficultés d'accès aux soins et de la problématique de non-acceptation de certaines prescriptions. Ainsi, le tiers des violences concerne des « reproches » autour d'une prise en charge (405 cas en 2022), devant les refus de prescription (249 cas, 20 % en 2022).
Vases communicants
Cette carence de l'offre médicale de premier recours – qui conduit au passage de nombreux patients à consulter sur internet avant de se rendre chez le médecin – engendre des phénomènes connexes pas toujours propices à la sérénité du colloque singulier. « Un praticien fatigué par sa journée peut aussi perdre patience face à un malade qui s’est autopersuadé de son propre diagnostic, et décide de mettre en doute ses compétences », relève le président du conseil de l’Ordre des médecins de Paris.
Des médecins pas assez nombreux dans certains territoires, surchargés, parfois eux-mêmes en mauvaise santé psychologique : les difficultés se cumulent. « Nous sommes extrêmement fatigués par les faisceaux de contraintes inopérantes dans lesquelles nous sommes intriqués, déplore le Dr Simon Frémaux, vice-président des jeunes généralistes et remplaçants de Reagjir. Si la plupart des médecins sont dans l’empathie, d’autres prennent une posture peu propice au dialogue. Parfois on s’agace ».
IJ et certificats, deux pommes de discorde
La gestion quotidienne des arrêts maladie en forte croissance – dont les dépenses sont dans le viseur – et la délivrance de certificats de tout poil sont devenues des sources récurrentes de crispations, voire de conflits. « Avec l’ampleur des injonctions contradictoires auxquelles nous soumet la pénurie, les moments de tensions ne peuvent que s’aggraver », prédit encore le Dr Frémaux. Il en va ainsi des certificats de sport, toujours demandés en masse par les clubs. « Inutiles 99 % du temps, ces certificats ne sont désormais plus notre priorité, résume le généraliste. Nous sommes tout juste assez nombreux pour soigner la population. » « Concernant les certificats de sport, on laisse le maître mot au médecin, alors qu’on devrait adopter une logique de responsabilisation du patient, pointe la sociologue Deborah Ridel. Au vu des millions de demandes annuelles en France, cela expose énormément les omnipraticiens. »
Les violences verbales prennent parfois un tour gravissime. « Comme médecin régulateur, il n'y a pas un mois où je n’ai pas une menace de mort », relate le Dr Luc Duquesnel. Le Président des Généralistes-CSMF pointe une intolérance généralisée à la frustration et des exigences en cascade : des ambulances gratuites plutôt qu’un transport, l'accès immédiat à un médecin plutôt qu’aller dans une pharmacie de garde.
Hyperconsumérisme médical
Et de fait, les violences envers les médecins sont aussi le reflet de ce qui se joue ailleurs. « On ne peut pas séparer cette étude sur les violences contre les médecins de ce qui se passe dans la société », avance le Dr Avrane. Pour Caroline de Pauw, chercheuse associée au centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), l’ampleur prise par ces agressions est « le marqueur d’une crise systémique du vivre ensemble ». « La Covid a également contribué à l’éclosion d’une société de plus en plus violente », accrédite Gérard Raymond, président de France Assos Santé. Les gens veulent tout et tout de suite. Or, dans le domaine de la santé, ces attentes ne sont plus en adéquation avec l’offre ». « Nous sommes dans le règne de l’hyperconsumérisme médical», abonde le Dr Luc Duquesnel.
Le corps médical – comme le corps enseignant, la police ou la justice – ferait aussi les frais d’un changement dans le rapport à l’ordre, à l’autorité ou au savoir, qui s'accompagne d'une perte de prestige de ceux qui incarnent ces valeurs. « Il fut un temps, quand un pompier, un médecin ou un policier passait, on baissait la tête », relate le Dr Avrane. Aujourd’hui dans son cabinet, les patients de moins de 40 ans ne lui disent plus « Docteur », mais « Monsieur »…
Thèses complotistes et antivax
Même si la profession reste valorisée dans les enquêtes d'opinion, elle subit des attaques croisées sur son exercice, son organisation, son corporatisme supposé. « Certains décideurs politiques ou leaders d'opinion attaquent facilement les généralistes qui ne feraient pas leur travail de permanence de soins, ne se rendraient pas disponibles. Tout cela porte atteinte à la relation de confiance médecin/patient », relève Caroline De Pauw.
La pandémie, avec la montée en puissance des thèses complotistes ou antivax, a accentué cette forme de discrédit. Dans les centres de vaccination, des médecins se faisaient parfois traiter de « collabos ». « Quelque chose d’insidieux a pénétré », décrit le Dr Avrane.
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