Le jour de notre entretien, le Pr Orest Suvalo, psychiatre et coordinateur du projet « Santé mentale pour l'Ukraine » s'est réfugié trois fois au sous-sol. Comme ses concitoyens, il est soumis à un stress permanent : combats, deuils, coupures de courant et alertes aériennes.
« Nous ne disposons pas de données précises sur la situation actuelle en psychiatrie », explique le Pr Suvalo. Lors d'un séminaire organisé sur la santé mentale en temps de conflit, Fahm Hanna de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a rappelé que le stress, la détresse psychologique, les troubles du sommeil et l'anxiété sont des réactions normales en temps de conflit armé. « Beaucoup s'en remettent avec le temps, mais nous devons garder à l'esprit que la prévalence des pathologies mentales double dans le sillage des conflits armés : syndromes post-traumatiques, troubles bipolaires, psychoses… », prévient-il.
Un programme national et un chatbot
Sur le terrain, les personnels de santé témoignent d'une forte augmentation des addictions. Une situation suffisamment préoccupante pour justifier un programme national pour la santé mentale et le soutien psychosocial dont la femme du président, Olena Zelenska, assure la promotion.
Les premières semaines ont été les plus dures. Les psychiatres mobilisés à Lviv, où convergeaient les populations déplacées, y ont fait état d'enfants souffrant de symptômes catatoniques ne réagissant à aucun stimulus extérieur.
Même quand les nouvelles du front sont bonnes, la santé mentale peut être mise à mal. Avec le retrait russe de l'automne dernier, « l'espace informationnel a été rempli avec les images et les informations sur les crimes et les tortures commises par l’armée russe », se souvient le Dr Suvalo.
Dès le second jour du conflit, un chatbot appelé « Friend » a été mis en place sur le réseau social Telegram pour proposer des conseils et des exercices de relaxation et de gestion du stress. Friend est capable d'adapter son discours à la situation de la personne qui le contacte : est-elle en situation de danger immédiat ou non ? En quatre semaines, plus de 40 000 usagers, en Ukraine ou ailleurs, avaient sollicité l'aide de l'agent conversationnel.
En un an, des formations et des interventions ont été mises en place par des ONG internationales, inspirées des conflits précédents comme la Syrie. Pour Fahmy Hanna, « il existe de nombreux outils validés par l'OMS, l'Unicef, le comité permanent interagences, qui sont adaptables au contexte local ».
Héritage soviétique
Il n'en demeure pas moins vrai qu'un changement de fond est nécessaire. Car la santé mentale des Ukrainiens n'était pas au mieux avant 2022. La dernière grande enquête de 2005 (1) faisait état qu'un tiers de la population avait souffert d'au moins un trouble du DSM-IV au cours de sa vie, 17,6 % au cours de l'année passée, 10,6 % au moment de l’enquête. « Demander de l'aide face à un trouble psychiatrique n'entre pas dans la culture des Ukrainiens, explique le Dr Suvalo. Ils ont tendance à se réfugier dans l'addiction pour " s'automédiquer ". L’Ukraine a une longue histoire de traumatismes collectifs et une grande résilience. »
Le pays porte un lourd héritage soviétique en matière de santé mentale. Son réseau de soins se compose principalement de cliniques psychiatriques concentrées dans les grandes villes. La santé mentale et l'addiction étant très stigmatisées, les relais communautaires sont inexistants, de même que l'accès à la psychothérapie, en particulier dans les zones rurales. Un tel système est particulièrement vulnérable en cas de conflit armé.
Autre exemple des méfaits de l’extrême centralisation du système de santé ukrainien : la distribution nationale de méthadone est organisée depuis un unique dépôt central à Kyiv. Depuis que la ville a été en partie encerclée lors des premières semaines de conflit, le ministère de la Santé autorise des prescriptions pour 30 jours de méthadone contre 10 avant l'intensification du conflit, mais cela ne corrige pas les problèmes d'approvisionnement.
Une réforme fauchée par les balles
Depuis 2018, des formations sur les troubles psychiatriques sont ouvertes aux médecins généralistes. Un programme en partenariat avec l'OMS tente d'instaurer une couverture universelle de la santé mentale. « Le but est que la société civile s'empare des problèmes de santé mentale. Au cours des deux dernières années, nous avons identifié les acteurs qui pouvaient être impliqués », explique le Dr Suvalo. L'invasion russe est survenue au pire moment, « lors de la période de transition où nous étions le plus vulnérables. »
Pour les pays de l'ex-Union soviétique, l'Ukraine pourrait être un cas d'école. « Dans les années à venir, tous ces pays devront se poser la question de l'accessibilité et de la solidité de leur modèle », conclut le Pr Suvalo.
(1) E. Bromet et al, Social Psychiatry Psychiatry Epidemiology, 2005. doi:10.1007/s00127-005-0927-9
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