Dr Marine Jeantet (Agence de la biomédecine) : « Les soignants de proximité sont nos meilleurs relais »

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Publié le 06/12/2023
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La médecin de santé publique Marine Jeantet est devenue directrice générale de l'Agence de la biomédecine en février 2023. Attachée à la démocratie sanitaire, elle entend s'appuyer sur les médecins de première ligne pour sensibiliser les patients aux enjeux de la biomédecine, en profonde mutation.

Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Les demandes d'assistance médicale à la procréation (AMP) avec don de sperme ont explosé depuis la loi de bioéthique de 2021. Comment aider les professionnels à y répondre ?

MARINE JEANTET : L'augmentation des demandes, qui ont été multipliées par huit depuis 2021, met sous tension les structures publiques et les professionnels de santé de l’AMP. Des moyens ont été alloués aux centres de don de gamètes pour renforcer leur capacité d’accueil des patientes : 7,3 millions d'euros en 2021 et 5,5 millions en 2022. Leurs modalités de financement ont été revues. De nouveaux centres ont été créés pour le recueil et le don de spermatozoïdes, à Limoges, Orléans et Poitiers.

La mise à jour des règles de bonnes pratiques cliniques et biologiques d'AMP vient d'être publiée au Journal officiel, par arrêté. Opposables, elles donnent un cadre de référence pour assurer la qualité et la sécurité des soins, harmoniser et fluidifier les parcours de soins en AMP.

Il n’est par exemple plus recommandé d’orienter à l’AMP un candidat porteur d’une maladie infectieuse (hépatite ou VIH) vers une structure spécialisée : tous les centres peuvent assurer une telle prise en charge et les examens de dépistage ont été réduits. Les échanges entre les acteurs de différentes spécialités, en ville et à l'hôpital, sont formalisés. L'identification des gamètes a été renforcée pour éviter tout incident d'identitovigilance (erreur d’attribution, NDLR).

En parallèle, un groupe de travail réfléchit, jusqu'à la fin du premier semestre 2024, à la fluidification des parcours d'AMP. Notamment à la place du privé : s'il ne peut recevoir des dons de gamètes, il pourrait prendre en charge les bilans et les tests préalables.

Les stocks de gamètes « ancien régime » (dont les donneurs n'ont pas consenti à l'accès à leurs données) ne seront plus utilisables à partir du 31 mars 2025. Pour répartir les paillettes et éviter d'en détruire, est évoquée une possible mutualisation entre les centres. Comment faire ?

Les stocks de paillettes sont très hétérogènes selon les centres. Accélérer la mise en œuvre de l'accès aux origines, nouveau droit pour les enfants issus d'un don, suppose un stock de paillettes de spermatozoïdes « nouveau régime » suffisant, d'autant qu'on ne veut pas augmenter les délais d'attente (plus de 14 mois aujourd’hui pour une AMP avec un don de spermatozoïdes), ni détruire des paillettes données par pure générosité (il en restait 90 000 attribuables dans les cuves en mars).

La mutualisation des stocks se heurte néanmoins à la diversité des pratiques des centres. Ainsi, il n’existe pas de système d’identification des gamètes commun à tous. Nos efforts se concentreront sur deux centres qui pourraient transférer leurs paillettes aux autres. Mais la stratégie reste à définir. Elle pourrait se prolonger au-delà de 2025 pour assurer une équité sur le territoire, alors que les pratiques de don varient selon les régions.

Comment accompagner les médecins face à des demandes inédites ?

En tant qu'Agence de la biomédecine, nous avons le devoir d'ouvrir le débat : c'est pour cela que nous avons organisé les rencontres de la bioéthique, mi-octobre 2023, croisant les regards des scientifiques et des patients. Il est de notre rôle de mettre en lumière les problématiques émergentes, comme l’âge très jeune, parfois, des femmes seules qui sollicitent une AMP.

Les généralistes, et pas seulement les spécialistes des centres, sont en première ligne, en accueillant les désirs d'enfant ou les demandes d'autoconservation ovocytaire. Nous travaillons avec le Collège de médecine générale pour les sensibiliser aux évolutions scientifiques et sociétales. Ils doivent être soucieux de ne pas créer de fausses attentes : le taux de grossesse est de 25 % par tentative d’AMP chez les femmes ayant bénéficié d’autoconservation non médicale d’ovocytes jusqu’à 38 ans, avant de chuter drastiquement.

En matière de recherche, le conseil d’orientation de l’ABM a publié un avis sur les embryoïdes. Pourquoi ?

La loi de bioéthique prévoit que les recherches sur ces modèles d'embryons sont soumises à déclaration auprès de l’Agence, qui doit saisir son conseil d’orientation (CO) pour rendre un avis. Le cadre de référence que le CO a élaboré fait de la France le premier pays au monde à se doter d'une telle grille de lecture. Cela intéresse l'ensemble de la communauté internationale, tout en préparant à l'échelle nationale les discussions de la prochaine révision de la loi de bioéthique.

Le CO observe que les embryoïdes ne sont pas des embryons : donc les lignes rouges ne sont pas les mêmes. « Ils méritent un encadrement spécifique qui doit être plus souple que celui concernant la recherche sur l'embryon (soumise à un régime d'autorisation) mais plus strict que celui concernant la recherche sur les lignées de cellules classiques ». Le CO propose d'autoriser leur culture jusqu'à un stade de développement équivalent au 28e jour du développement embryonnaire, avec une justification argumentée pour la deuxième quinzaine.

Ces modèles pourraient lever les secrets de ce qui se passe entre le 14e jour et le début du deuxième mois, période où surviennent les anomalies d'implantation et de développement. L'enjeu est de les comprendre pour mieux les dépister et les traiter.

Depuis la publication de la loi de bioéthique, nous avons reçu 11 déclarations de recherche sur les cellules souches embryonnaires, dont une qui a sollicité un avis du CO, car elle porte sur le développement préimplantatoire humain en recourant à des blastoïdes. Nous avons eu sept déclarations de conservation de cellules souches embryonnaires à des fins scientifiques. 

La loi de bioéthique n'a pas suscité un pic de déclarations, mais elle a simplifié les démarches et sécurisé les recherches.

L'activité de la greffe a-t-elle retrouvé ses niveaux d'avant-Covid ? Êtes-vous confiante sur la possibilité d'atteindre les objectifs fixés dans le plan 2022-2026 ?

Si l'on reste sur les tendances de cette fin d’année, honorer les objectifs plus ambitieux de 2024 sera difficile. Cela dépendra de la fin de l'année. Nous sommes dans les couloirs de croissance, mais nous n'avons pas retrouvé le niveau de 2019.

Des travaux sont en cours pour améliorer l’attractivité des métiers paramédicaux, former et fidéliser les personnels, optimiser l’accès aux blocs.

L’augmentation du taux d’opposition, à hauteur de 35 % sur les dix premiers mois de 2023, versus 30 % pendant 15 ans avant le Covid, nous inquiète. Les équipes de coordination doivent être formées et soutenues. Ce qui nous questionne actuellement : la première classe d’âge à s’inscrire sur le registre national des refus sont les moins de 35 ans, alors qu’avant 2018 c’était plutôt des 35-60 ans. On a plus que jamais besoin des généralistes pour sensibiliser leur patientèle.

On peut néanmoins se réjouir de la reprise de l’activité de prélèvement (à hauteur de 15 % en Île-de-France en 2023 par rapport à 2022 et jusqu’à atteindre + 40 % en Centre-Val de Loire), du dynamisme des dons issus du vivant (à l'origine de 15 % des greffes rénales, avec l'objectif d'atteindre 20 % en 2026), et de l'augmentation (+ 19 % depuis le début de l'année) des prélèvements issus de donneurs Maastricht 3, grâce à l'autorisation de nouveaux centres.

Mais nous devons encore faire baisser le taux d’opposition qui est de 45 % pour ces personnes chez qui on arrête les thérapeutiques, en convainquant les soignants de l'intérêt de ces protocoles, y compris les réanimateurs pour qui ce n’est pas toujours facile de laisser partir un patient qu’ils ont tenté de sauver.

Est-on prêt en France à faire des xénogreffes, aujourd'hui interdites ?

Les pays qui les ont développées, comme les États-Unis ou la Chine, souffrent d'une grave pénurie d'organes. Nous ne sommes pas dans la même situation : on mise sur le prélèvement multisources pour compenser la baisse des donneurs encéphaliques.

D'autre part, la transplantation d'un rein de porc transgénique chez l'homme suppose un encadrement éthique, législatif et réglementaire qui n'existe pas en France. Sans compter que cela coûte cher.

Quels sont les grands enjeux de la biomédecine aujourd'hui ?

Les innovations scientifiques doivent se faire dans des conditions éthiques acceptables. Par exemple, en matière de neurosciences : si les interfaces homme-machine font remarcher des cérébrolésés, doit-on craindre par ailleurs que la machine ne remplace l'homme ?

En miroir, la société bouscule les professionnels, comme on le voit en matière d'AMP, avec les nouvelles parentalités. Nous devons aussi veiller à réduire les inégalités sociales de santé en impliquant dans nos travaux les associations, afin que l’information dépasse le cercle des scientifiques et des CSP +.

Je crois beaucoup à un travail avec les soins primaires. Les soignants de proximité sont nos meilleurs relais et peuvent nous aider dans la compréhension des phénomènes.

L’Agence de la biomédecine est à la croisée des avancées scientifiques de très haut niveau et des sujets sociétaux. Elle ne tranche pas mais nourrit le dialogue entre les scientifiques et la société.

Propos recueillis par Coline Garré

Source : Le Quotidien du médecin