LE QUOTIDIEN : Qu’appelle-t-on une chimère ?
PIERRE SAVATIER : On entend par chimère homme/animal, l’adjonction de cellules humaines dans un organisme vivant animal. Le projet de loi − et plus largement le monde de la recherche − exclut le paradigme inverse qui consisterait à injecter des cellules animales dans l’humain.
Il s’agit d’un principe expérimental très ancien, puisque depuis des décennies, on injecte des cellules humaines tumorales chez une souris, par exemple, pour étudier leur multiplication, d’éventuelles métastases et l’efficacité des molécules thérapeutiques.
Le projet de loi de bioéthique porte plus précisément sur les chimères homme/animal auxquelles nous nous intéressons depuis quatre ou cinq ans pour étudier la biologie et le fonctionnement des cellules souches pluripotentes. Celles-ci peuvent être fabriquées à partir de l’embryon humain (ES pour Embryonic Stem, aussi appelées CSEh pour cellules souches embryonnaires humaines) ou par reprogrammation à partir de cellules adultes (iPS pour Induced Pluripotent Stem Cells). Le modèle expérimental consiste à injecter ces CSEh ou iPS humaines dans un embryon animal pour étudier comment elles se développent.
On distingue deux cas de figure. À court terme, il s’agit d’étudier le devenir des cellules humaines dans l’embryon animal cultivé in vitro, quelques jours après l’injection. Une seconde étape, qui soulève des questions éthiques sensibles et que certains pays commencent à pratiquer, consiste à transférer ces embryons chimères dans l’utérus d’une femelle animale, pour leur permettre de devenir des fœtus.
Quel est l’intérêt de ces recherches ?
On peut en noter quatre. D’abord, en matière de recherche fondamentale, les embryons chimères permettent de comprendre les mécanismes précoces du développement de l’embryon humain − cela permet de ne pas se limiter à la connaissance des mécanismes génétiques du développement embryonnaire de la souris ! En utilisant des cellules ES et iPS, nous évitons d’utiliser un embryon humain. On peut aussi modifier génétiquement la cellule en culture et introduire des mutations dans certains gènes pour en observer les conséquences.
Deuxième intérêt : au-delà de la recherche fondamentale, ces expériences sur les chimères peuvent nous aider à mieux comprendre quels sont les gènes qui orientent la différenciation des cellules ES et iPS vers du tissu neural, cardiaque, intestinal, etc. Nous pouvons ainsi mieux contrôler la différenciation des cellules ES et iPS pour la thérapie régénératrice cellulaire. Ce qui nous permet, au passage, de pouvoir bloquer certaines différenciations que nous ne voulons pas, comme celle vers le lignage neuronal − le chimérisme dans le cerveau étant vraiment une butée éthique.
Toujours en matière de thérapie cellulaire régénératrice, les chimères peuvent servir à valider la qualité et la sécurité des technologies, et ceci, a priori, indépendamment des essais cliniques − qui existent à petite échelle, sur des pathologies cardiaques en France ou la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) dans le monde, voire la maladie de Parkinson au Japon.
Troisièmement, les chimères homme/animal peuvent permettre d’étudier l’effet toxique ou thérapeutique d’une molécule dans un véritable organisme vivant constitué de cellules humaines. Une alternative aux organoïdes, qui restent des tissus très simplifiés en culture.
Enfin, une dernière application, qui relève encore de la science-fiction, est la fabrication d’organe en vue de la transplantation. La preuve de ce concept a été faite entre la souris et le rat, mais sur l’homme c’est autre chose. Cela signifierait qu’on injecterait des cellules humaines d’un patient chez un animal qu’on aurait au préalable modifié génétiquement pour l’empêcher de produire tel organe ; et l’on compterait sur les cellules humaines injectées pour créer l’organe en question.
Que faites-vous concrètement dans votre laboratoire ? Et que peuvent faire les chercheurs en France aujourd’hui ?
La loi de 2011 est ambiguë, car elle dit qu’il est interdit de faire des chimères, sans en préciser le sens. Même si les juristes disent que l’interdiction ne porte que sur l’animal dans l’homme, nous estimons nécessaire, avec la FSSCR [French Society for Stem Cell Research, N.D.L.R.], que le législateur clarifie les textes pour que nous n’ayons pas à craindre de poursuites juridiques.
Actuellement, nous pratiquons des expériences in vitro et ne réimplantons pas les embryons dans l’utérus de l’animal : la loi ne l’autorise pas clairement, et d’un point de vue expérimental, ce n’est pas (encore) indispensable.
Nous utilisons des cellules iPS pour être sûrs d’être en deçà des limites imposées par la loi, mais nous souhaiterions pouvoir aussi utiliser les cellules ES.
Si nous faisons des choses plutôt simples, comparées au Japon par exemple, nous nous sommes distingués pour avoir changé l’espèce animale hôte. Le Japon et les États-Unis travaillent sur la souris ou le porc. Nous avons injecté, avec l’accord du comité d’éthique de l’Inserm, des cellules humaines dans des embryons de singe. Ceci afin de réduire l’un des gros obstacles à la création de chimère interespèce : l’éloignement sur le plan de l’évolution entre l’espèce donneuse et l’hôte. Nous ne cherchons pas à produire des organes humains, mais à étudier, sur le plan de la recherche fondamentale, l’embryogenèse. Nous cherchons à comprendre comment les chimères fonctionnent, quels sont les verrous biologiques et méthodologiques, comment les contourner, ce qui à plus long terme, devrait servir à des applications médicales.
Quels sont les problèmes éthiques que soulèvent ces chimères ?
Il faut d’abord noter qu’elles en résolvent celui de faire de la recherche fondamentale sans utiliser un embryon humain.
Nous sommes très vigilants sur trois points. D’abord, le chimérisme dans le cerveau, et en particulier le cortex cérébral. Nous ne voulons pas humaniser le cerveau de l’animal, ni faire apparaître des capacités cognitives fortement augmentées. Aussi notre position est de dire : n’y touchons pas.
Ensuite, nous nous interdisons de faire du chimérisme dans la lignée germinale, c’est-à-dire des gamètes humains qui se développeraient dans les organes génitaux de l’animal.
Et nous nous interdisons de laisser se développer et naître des organismes chimères dans lesquels l’apparence extérieure serait douteuse − par exemple un porc avec un nez humain, pour caricaturer les choses. Le chimérisme doit être caché.
Enfin, la notion même de chimère interespèce, c’est-à-dire la création d’une entité biologique qui n’existe pas naturellement, est problématique. Quel est son statut moral ? Bioéthiciens et philosophes doivent en discuter.
A-t-on défini des taux de chimérisme limite ?
La question a été évoquée, mais limiter le taux de chimérisme s’avère particulièrement délicat. On ne pourrait connaître ce taux qu’une fois la chimère réalisée, ce qui rendrait caduque toute limite a priori.
Le projet de loi interdit les choses extrêmes. Une zone grise demeure, lieu de discussion au cas par cas avec l’Agence de la biomédecine.
La loi de bioéthique doit passer une troisième et dernière fois devant l’Assemblée nationale pour être adoptée. Ne trouvez-vous pas le processus, débuté en 2018, trop long ? Qu’en attendez-vous ?
Le projet de loi voté en deuxième lecture par l’Assemblée nationale nous convient : il permet de faire des chimères homme/animal, de les transférer dans l’utérus animal, de faire de la modification génétique de l’embryon humain à des fins de recherche, et il précise le régime déclaratif auquel obéissent les recherches sur les cellules ES et les iPS [ces dernières étant ignorées dans la loi de 2011, N.D.L.R.].
La loi de bioéthique traite de questions de société fondamentales et on ne peut lui reprocher de prendre du temps, sans parler du coup de frein imposé par le Covid-19. En revanche, je regrette que le Sénat ait interdit l’article 17 et les chimères homme/animal sans le comprendre ni le discuter avec les chercheurs.
Dr Patrick Gasser (Avenir Spé) : « Mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes »
Congrès de la SNFMI 2024 : la médecine interne à la loupe
La nouvelle convention médicale publiée au Journal officiel, le G à 30 euros le 22 décembre 2024
La myologie, vers une nouvelle spécialité transversale ?