Quand le salarié souffre

Les mots pour le dire

Publié le 05/06/2012
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Le Quotidien du Médecin-Quel est l’enjeu des difficultés d’expression pour les salariés ?

Pr Philippe Davezies-La difficulté à penser sa propre action et d’en rendre compte est une expérience absolument commune. Le fait de se retourner sur son action et de s’interroger - comment ai-je pu faire ou dire cela ? - est l’expression même de la subjectivité comme rapport réflexif à soi-même. Cette interrogation s’impose dès que l’action bute. Dans ce cas, le travail d’élaboration s’appuie sur la discussion avec des individus qui ont l’expérience du même type de situation. Au travail, l’isolement croissant des individus et le caractère conflictuel des questions obligent bien souvent les individus à recourir, dans l’urgence, pour défendre leurs positions, à des explications préfabriquées qui ne rendent pas réellement compte des enjeux de leur activité. Pour peu que l’affaire devienne sérieuse, ce décalage se traduit par un désarroi et le sentiment de perdre pied. Il peut amorcer une spirale dépressogène dangereuse.

Comment voyez-vous le rôle du médecin du travail dans cette approche ?

Que l’interlocuteur soit un salarié, un cadre ou un chef d’entreprise, l’attitude de celui qui veut aider est la même, elle consiste à poser des questions qui permettent de revenir sur la situation dans ce qu’elle a de singulier et d’élaborer un discours à la première personne qui ne soit pas la reprise en boucle des éléments de discours qui circulent dans le service voire dans l’entreprise. Ce travail d’assistance à l’élaboration peut être assuré par les professionnels de santé et en particulier par les médecins du travail dans leurs consultations, mais c’est à l’évidence insuffisant, il faut que l’élaboration individuelle débouche sur une discussion collective. De ce côté, la tendance générale est de se tourner vers le management pour lui demander par exemple de passer plus de temps avec les équipes. Seulement, le niveau de pression auquel les cadres sont soumis et qu’ils doivent transmettre à leurs subordonnés ne diminue pas. Dans ces conditions, ce type d’injonction ne fait qu’accroître les difficultés dans lesquelles se débat aujourd’hui l’encadrement. Les cadres sont incités à ouvrir des discussions sur le travail dans un contexte où ni les ressources, ni les objectifs ne sont réellement négociables auprès de la direction…

Que proposez-vous sur le terrain de l’entreprise pour libérer la parole des salariés ?

Il apparaît qu’en général, la hiérarchie n’est pas en position pour aider les salariés à élaborer leurs propres points de vue. La situation demande plutôt l’ouverture d’espaces autonomes dans lesquels les travailleurs mais aussi les différents niveaux de l’encadrement puissent préciser leurs propres positions en préalable à la discussion dans l’entreprise. De tels dispositifs peuvent être animés par des professionnels formés aux approches cliniques du travail, mais la logique serait qu’ils le soient par les représentants du personnel et de l’encadrement. Cela impliquerait non seulement des évolutions réglementaires mais aussi une évolution des pratiques syndicales. C’est un terrain sur lequel nous avons mené des recherches-actions avec plusieurs organisations de salariés, avec des résultats encourageants. Mais évidemment, la tâche est considérable, elle suppose de construire les capacités individuelles et collectives de discussion sur le travail sans lesquelles les dispositifs réglementaires qui régissent le droit d’expression restent lettre morte. Quant à la direction, elle peut accepter la mise en place d’espaces de libre discussion au sein de l’entreprise, mais elle ne peut pas se substituer à un travail d’élaboration qui relève de la responsabilité des salariés et de leurs représentants. C’est de ce côté qu’il faut travailler car les dispositifs réglementaires déjà existants permettent de développer des expérimentations et d’accumuler l’expérience nécessaire.

*Laboratoire de médecine et santé au travail, université Claude-Bernard de Lyon 1.


Source : Le Quotidien du Médecin: 9136