ILS SE BATTENT à mains nues. Seuls, dans des hôpitaux qui n’en ont souvent que le nom, sous-sols d’immeubles, cuisine d’appartements, les médecins syriens soignent des blessures de plus en plus complexes. Il est loin le temps où le régime de Bachar el Assad ne tirait sur les manifestants qu’à balles réelles. Aujourd’hui, il largue des barils de TNT sur des maisons, il bombarde les civils à coups d’obus de mortiers, envoie des missiles scud sur des faubourgs, quadrille des quartiers avec ses snipers.
Poly criblage, thorax béant, membres amputés, corps disloqués... « Je n’ai jamais appris à soigner ces blessures », s’excuse un médecin de la province de Hama où se déroulent des affrontements entre l’armée régulière et l’armée syrienne libre. Traqué par les autorités qui le considèrent comme un terroriste parce qu’il soigne civils et rebelles, l’homme préfère rester anonyme.
Une zone tenue par des rebelles.
Ce jour-là, comme 31 autres collègues, il est venu assister à une formation pratique sur les blessures et traumatismes de guerre. Organisée par l’UOSSM, l’Union des organisations syriennes des secours médicaux, elle se déroule dans un lieu tenu secret, quelque part dans le nord-ouest de la Syrie, en zone tenue par les rebelles.
À l’origine du projet, Ahmed Bananeh, urgentiste dans l’Essonne, président du comité médical de l’UOSSM, et Raphaël Pitti, ancien médecin militaire, professeur agrégé de médecine d’urgence et de catastrophe. Ces deux-là se sont rencontrés en octobre après une mission en Syrie et la prise de conscience qu’il fallait aider les soignants « héros de cette guerre » comme aime à le répéter le Pr Pitti, chef du service de réanimation de la polyclinique de Gentilly à Nancy.
Ils ont embarqué trois médecins franco-syriens dans leur aventure. Aujourd’hui, l’équipe n’en est pas à son coup d’essai. Mi-février, elle est entrée à Alep, dans la partie de la ville tenue par les rebelles, pour former médecins et étudiants en médecine. « Les chirurgiens savent opérer mais il y a un grand problème d’infections postopératoires », explique Ahmed Bananeh. Une plaie par balle ne doit pas être suturée rapidement par exemple. En entrant dans la peau, la chaleur de la balle nécrose les tissus. Si vous refermez la plaie trop tôt, vous risquez l’infection.
Les gestes qui peuvent sauver.
Il y a aussi tous ces gestes qui peuvent sauver le blessé mais que les médecins, généralistes ou spécialistes, ne connaissent pas. On peut être un très bon chirurgien mais un mauvais urgentiste. Pendant trois jours de formation, d’ateliers en cours théoriques, les stagiaires s’exercent sur des mannequins pour apprendre à sortir une victime des décombres sans aggraver ses lésions. Pour savoir évaluer la conscience d’un blessé, ses capacités respiratoires puis circulatoires avant de l’évacuer ou le soigner : le fameux « schéma opératoire » qui permet d’acquérir des automatismes pour faire vite et mieux. « Ce n’est pas parce que votre malade est brûlé, qu’il a un trauma, est amputé ou que ses viscères sont dehors que son pronostic vital est engagé, il faut d’abord l’évaluer », insiste Raphaël Pitti. Facile à dire.
Dans une petite ville à une heure de là, des hurlements annoncent une urgence. Enveloppé dans une toile de tente, un homme a le visage et la poitrine brûlés par une bombe. Ses mains et son pied droit ont été arrachés. Dans la salle d’opération, quatorze personnes tournent autour. Par où commencer ? Comment ne pas paniquer devant cet homme qui ne ressemble presque plus à un homme ?
Par chance, le directeur de l’hôpital, neurologue, a suivi la formation de l’UOSSM le mois dernier : « J’ai découvert qu’on pouvait utiliser la kétamine pour soulager la douleur ». Il en injecte au blessé. Bientôt, les râles s’éloignent. Mais il va falloir le transférer en Turquie. Dans la villa transformée en hôpital clandestin, il n’y a pas de scanner, pas de salle de réanimation, encore moins de soins intensifs… L’homme est transporté dans une ambulance qui file vers le nord sur les routes cabossées de la Révolution.
La pratique avant la théorie.
Le médecin de la province de Hama venu suivre la formation de l’UOSSM découvre la notion de triage, comment séparer physiquement les cas d’urgence absolue des cas d’urgence relative pour être plus performant. « Quand plusieurs blessés arrivent en même temps, on est souvent dépassé », reconnaît-il. Avant la Révolution, cet homme à la voix solide et au regard franc était pharmacien. Faute de praticien, il a endossé les habits de médecin. « En temps normal, si j’avais voulu apprendre la médecine, j’aurais étudié puis pratiqué, lâche-t-il dans un sourire. À cause de la guerre, on a d’abord fait la pratique. Maintenant, on apprend la théorie. »
Pas seulement. La formation est aussi un exutoire pour tous ces moments de stress, de panique devant les vagues de blessés qui submergent les centres de soins après un bombardement. Les soignants, venus de différentes régions, échangent, parlent. Rient même. Certains amis se retrouvent après des mois sans nouvelles l’un de l’autre. Une parenthèse pour oublier ces heures de solitude et d’incompréhension face à l’impensable.
Selon les observateurs, plus d’une centaine de médecins ont été tués depuis deux ans en Syrie et une centaine d’autres ont disparu dans les prisons syriennes. Dans un rapport récent publié sur le site de la revue « The Lancet », l’organisation Human Rights Watch rapporte des attaques aériennes délibérées contre les hôpitaux et l’utilisation d’armes interdites comme les bombes à sous-munition.
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