Le bleu d'Avicenne

#  1 : Un médecin innovant

Publié le 02/05/2019
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Pascale Dehoux

Pascale Dehoux

Des coups dans la porte assortis de cris de panique réveillent Avicenne. Il s'est sûrement assoupi à sa table de travail, après avoir noirci à la plume trente pages de son nouveau traité de médecine.

Les nuits d'Ispahan sont calmes et Avicenne aime à les consacrer au labeur intellectuel. Depuis dix ans qu'il est au service de l'émir kakouyide Ala ad-Dawla Muhammed, ses journées sont inexorablement vouées à la consultation des malades, riches ou pauvres, puissants ou misérables. Il parcourt la ville ou reçoit chez lui, sans aucun jour de repos. La fatigue se faisant sentir et ne rajeunissant pas, il a piqué du nez sur son ouvrage, sans même entendre le muezzin qui, pourtant, réveillerait les étoiles. La manche de sa tunique trempe dans l'indigo de l'encrier.

Le temps qu'Avicenne retrouve un peu ses esprits, la porte s'ouvre et trois hommes enturbannés font irruption, portant un jeune garçon inanimé, tête ballante. Le médecin désigne du doigt la table en bois, trônant au centre de la pièce. Le petit berger y est aussitôt allongé. Son père ne veut plus lâcher sa main.

Avicenne remarque que le pantalon de l'adolescent est arraché au niveau de l'aine. L'étoffe y est si imprégnée de sang qu'elle semble comme cartonnée. De ses deux mains et d'un coup sec, il en agrandit un peu plus l'échancrure et découvre une plaie dans laquelle est fichée un morceau de bois ; de petits jets de sang en saccades indiquent que l’artère fémorale est touchée.

Avicenne sait comment ligaturer les artères. Il a pratiqué maintes fois ce geste délicat. Le médecin fait sortir la famille afin de retrouver son calme et rassembler son précieux matériel composé d'aiguilles, de canules et de fil de soie. Concentré et penché sur son patient, il se met sans tarder à l’ouvrage, réparant la lésion vasculaire avec minutie et succès.

Une fois la chirurgie accomplie, Avicenne, bien que fourbu, veille le jeune pâtre avec bienveillance, écrivant et priant dans le silence de la nuit. Quelques heures après l'opération, Farrockh reprend enfin conscience et raconte à son bienfaiteur comment, courant après une brebis récalcitrante, il s'est empalé sur la branche saillante d'un arbuste. Il a eu la présence d'esprit d'aller chercher de l'aide, sans retirer la grosse écharde plantée dans sa chair. Avicenne, rassuré par la bonne récupération de son patient, n'en a cependant pas terminé avec lui. Il veut parfaire le traitement et, bien que la plaie soit maintenant suturée, il présente à Farrockh une étole en pashmina, d'un bleu profond, lui demandant de la fixer longuement et avec attention.

— Tu dois t'imprégner de toutes les vibrations de cette teinte. Plonge tout entier dans ce bleu comme si tu pénétrais dans la mer. Abandonne-toi dans les flots de ce pigment. Car le bleu calme et diminue l'écoulement du sang. Si un jour tu te blesses à nouveau et saignes, ne regarde jamais une lumière ou un objet de couleur rouge vif, cette vision stimulerait ton humeur sanguine. J'en ai fait plusieurs fois l'expérience. La couleur a une importance non négligeable dans le traitement des maladies. D'ailleurs, dès demain, j'irai parcourir Ispahan, notre ville, afin de trouver une étoffe du bleu le plus puissant qui soit. Elle me sera des plus utiles pour freiner l'hémorragie des patients qu'Allah guidera sur mon chemin. Repose-toi encore et garde précieusement cette écharpe sous tes yeux. Béni soit le tout puissant qui a créé les couleurs ainsi que nos rétines pour les apprécier.

Prochaine épisode dans notre édition du 9 mai

Pascale Dehoux, née en 1964, est auteur, chanteuse, conteuse, éducatrice et caresseuse de chats. Plusieurs fois Lauréate des prix Short Edition, elle incarne également ses mots sur scène à travers chansons, slams et récits.

Pascale Dehoux

Source : Le Quotidien du médecin: 9746