Le bleu d'Avicenne

#  2 : Au cœur du grand bazar

Publié le 09/05/2019
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Pascale Dehoux

Pascale Dehoux

La ville d'Ispahan est posée sur un immense désert. C'est une ancienne oasis, maintes fois conquise et agrandie. Avicenne s'y est réfugié il y a dix ans, après avoir parcouru le Turkestan, l'Iran et la Mésopotamie, fuyant les jalousies et les intrigues politiques. Ses prodigieux talents de philosophe, de mathématicien, de théologien et, bien sûr, de médecin lui ont maintes fois attiré de dangereuses inimitiés. Maintenant protégé par un émir qu'il est parvenu à soulager de quelques ennuyeuses affections, il apprécie de couler des jours studieux dans cette cité remarquable.

Ispahan, cernée d'une fortification percée de douze portes, abrite mosquées, bibliothèque et grand bazar. Avicenne a peu l'habitude de parcourir les tortueuses ruelles du souk. Il n'a pas de temps pour les activités futiles de la vie quotidienne. Il dispose d'ailleurs de sa propre servante qui cuisine pour lui et prend soin de son linge. Mais aujourd'hui, l'enjeu est considérable : il lui faut trouver une étoffe d'un bleu si puissant qu'il en deviendrait thérapeutique. Une quête audacieuse puisqu’aucun de ses confrères n'a jamais pensé utiliser les couleurs à des fins médicales.

Avicenne ne sait par où commencer ses recherches. Une vieille voisine lui indique une rue où sont installés les tisserands. Il doit traverser le bazar, longer un dédale d'échoppes et de murs d'ocre pour grimper jusque dans le haut de la ville. La vieille, entièrement voilée, trace dans l'air un chemin invisible avec sa main.

Malgré l'heure matinale, Avicenne se met en marche sous une chaleur écrasante qui cuit les gens comme des galettes de pois chiche. Il tente de se repérer, se remémorant les explications de la vieille femme. Il dépasse les marchands de volailles qui proposent des bouquets de poules, ligaturées ensemble par les pattes. Les cris éperdus des volatiles s'évanouissent lorsque le médecin, avançant à grands pas, bifurque dans une venelle bordée de monticules d'épices. L'air s'emplit aussitôt de poivres et de cumin.

Avicenne comprend qu'il touche au but lorsqu'il s'engage dans une ruelle escarpée qui domine la ville. Des fils tendus en obstruent le passage. Ils jaillissent d'un alignement de sombres échoppes, traversent la rue, s'enroulent aux branches des jasmins et reviennent plonger dans les ateliers minuscules. Des tisserands y sont encastrés derrière leur volumineux métier en bois. Un verre de thé miroite à leurs pieds. Des tapis somptueux, exposés à la morsure de la lumière, recouvrent les murs extérieurs.

Avicenne peut en admirer les couleurs chatoyantes : rouges écarlates, cramoisis, corail. « Si un hémorragique s'exposait à ces rouges, se dit Avicenne, il se viderait entièrement de son sang ! » Les bleus également sont magnifiques : bleus de nuit, bleus de mer, des bleus assourdissants, faisant oublier le ciel presque blanc de chaleur. Tous ces tapis suspendus, composés de géométries savantes lui donnent le tournis. Avicenne avance, enjambant les fils ou se glissant entre deux trames.

Un tisserand sort justement de sa loge, étirant ses grands bras dans la lumière. Aveuglé par le soleil, il plisse ses yeux et secoue prestement son turban orange avant de le réenrouler savamment sur sa tête. Avicenne admire la prestance de cet homme qui semble venu d'ailleurs.

Prochain épisode dans notre édition du 16 mai

Pascale Dehoux, née en 1964, est auteur, chanteuse, conteuse, éducatrice et caresseuse de chats. Plusieurs fois Lauréate des prix Short Edition, elle incarne également ses mots sur scène à travers chansons, slams et récits.

Pascale Dehoux

Source : Le Quotidien du médecin: 9748