DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE
PERDUE au pied des gratte-ciel, une église en vieilles pierres. Le chanoine John Andrew, 79 ans, vient de terminer son office. Il retire sa chasuble dans la sacristie. « Vous voulez l’avis d’un homme de religion ?, s’amuse-t-il. Je soutiens la réforme. Le fait est que des gens ne peuvent s’offrir ce que d’autres savourent [une couverture santé, NDLR]. Le président Obama est très sensible aux inégalités sociales. Comme lui, je pense que la justice est plus importante que le confort financier de certains. Les gens sont effrayés par le mot " socialisme ". C’est de l’ignorance ». John Andrew soupire. Et conclut, philosophe : « La réforme a une chance de réussir. Ce qu’il faut, c’est ni tenter trop peu, ni espérer trop ».
L’église du chanoine donne sur la 5e Avenue, l’artère reine de la mode à New York. À deux blocks de là, en plein Manhattan, autre église, autre rencontre. Avec un SDF cette fois, qui a planté ses cartons et son caddy au pied de l’édifice religieux. William Dagnino, 49 ans, survit dans la jungle urbaine comme il peut. Des années qu’il est à la rue. Le froid est perçant, il esquisse un sourire. Édenté. « Si tu es riche, tu es mieux soigné. Medicaid [le régime public réservé aux démunis, NDLR] ne me propose pas des bridges de qualité. Ma mère aussi était sous Medicaid. Elle n’a pas eu droit à un pacemaker, elle est morte ». William Dagnino ne se plaint pas. « Je suis capable de me débrouiller seul. Les politiques ne comprennent rien. Je ne veux pas d’un programme national élargissant la couverture santé, ni d’un système socialiste, mais une maison, un endroit chaud où vivre. Avec une Française. Vous avez vu ça ? ». William Dagnino pointe du doigt un pin’s sur son bonnet de laine : la tour Eiffel. Il part d’un rire, et prend ses jambes à son cou. Juste à temps pour éviter le courroux du gardien de l’église, agacé par sa présence sur le parvis.
Grosses factures.
Au cagé Starbucks du coin, une Coréenne avale un muffin sur le pouce. Et confie sa chance : « J’ai une franchise annuelle sur les soins de 2 000 dollars [1 430 euros] , mais au moins, mon entreprise me couvre pour la santé. Les Coréens illégaux, eux, vont chez le médecin coréen, et payent de la main à la main. »
Quartier Upper East side, ses maisons chics, ses grosses cylindrées. Et ses commerces de proximité. Le visage d’Esteban est éclairé par les néons crus de la teinturerie qui l’emploie. La radio crachote un air latino, les fers à repasser sifflent à l’unisson. Esteban empoche 500 dollars (359 euros) par semaine. Trop pour Medicaid, pas assez pour payer une assurance santé. « La dernière fois que je suis allé à l’hôpital, pour une sciatique, je suis reparti avec une facture de 700 dollars [503 euros], raconte-t-il. J’ai rappelé pour dire que je n’avais pas les moyens, et j’ai réussi à " dealer " un prix à 65 dollars [46 euros] . Probablement que l’État, ou la ville de New York, a payé la différence ». La teinturerie n’a pas les moyens d’offrir une couverture santé à ses employés. Esteban reprend : « La réforme serait formidable pour moi, même si je peine à croire que les assureurs baisseront leurs tarifs. Mais les riches n’en veulent pas. Ils veulent garder l’argent pour eux. » Une histoire récente lui est restée en travers de la gorge : « Une amie de ma sur, poignardée par son mari, s’est retrouvée hospitalisée en état de mort cérébrale. Au bout de quinze jours, les médecins ont appelé le mari emprisonné en lui disant combien cela allait coûter car sa femme n’avait pas d’assurance. Le mari a été contraint de demander qu’on la débranche. En Europe, cela se serait passé autrement, n’est-ce pas ? »
New York, l’empire de la démesure, la place forte de la finance mondiale, a son lot de salariés ne bénéficiant d’aucune couverture santé. Des dizaines de milliers de personnes qui échappent aux mailles du filet. C’est le cas des taxi drivers. « You talkin’ to me ? », nous demande ce chauffeur. Une chance, ce n’est pas un Robert de Niro énervé aux commandes, mais un Pakistanais surpris par la question. « En tant qu’indépendant, explique-t-il avec un fort accent, je paye des milliers de dollars de taxes chaque année, et en retour, je n’ai aucune couverture santé. Ce n’est pas juste. Ça va parce que je suis jeune et en bonne santé. Les chauffeurs salariés ne sont pas mieux lotis. Ils ne payent pas de taxes, mais leur compagnie ne leur offre aucune couverture santé. On croise tous les doigts pour rester en forme. »
Cap sur Harlem, le quartier noir. À chaque campagne électorale, les politiques accourent chez Sylvia’s, « the queen of soul food », véritable institution où il fait bon être vu. Le ghetto a disparu, mais la ségrégation économique demeure, et le chômage, ici, bat des records. Au département du travail (l’ANPE locale), la salle d’attente porte bien son nom. On patiente un temps infini, son dossier sur les genoux, avec l’espoir d’être reçu par un conseiller capable de dénicher « THE » job. Celui qui vous remettra en selle, et qui, surtout, vous offrira une couverture santé. Humberto en sait quelque chose: « Quand vous appelez pour un rendez-vous médical, on vous demande tout de suite le nom de votre assureur. Étant sans emploi, j’ai la chance de pouvoir accéder aux soins via l’assurance de ma femme. » La crise économique frappe durement New York. Aucun job n’est acquis, et dans un couple, mieux vaut deux assurances santé qu’une seule. « J’espère trouver un job au plus vite pour avoir ma propre couverture », conclut Humberto. Assise à ses côtés, Sharleen, 22 ans, a des rêves pleins la tête. Étudiante en sciences politiques, elle se voit avocate. Et cherche un stage de toute urgence. « Jusqu’à l’âge de 21 ans, j’étais couverte par mes parents mais maintenant, je dois payer mes soins, explique-t-elle. La semaine dernière, ça m’a coûté 200 dollars [143 euros] la consultation pour un rhume, et 45 dollars [32 euros] les médicaments. Le mois dernier, je suis allée aux urgences pour une attaque d’angoisse. Je suis repartie sans rien, pourtant j’ai reçu une facture de 450 dollars [323 euros] . Je n’ai pas payé car je n’ai pas l’argent. »
Encadré bas de page !!!!
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