LE QUOTIDIEN – L’Europe ne comprend pas que l’hyperpuissance américaine hésite à se doter d’une assurance-maladie publique universelle. Comment l’expliquer ?
ANDRÉ KASPI – Tout simplement par le fait que les Américains ne sont pas des Français, et les Français ne sont pas des Américains. C’est aussi bête que cela. Nous avons un système qui a plus d’un demi-siècle d’existence, et qui fonctionne relativement bien, même si nous vivons sur le déficit. Les Américains ne sont pas du tout sur la même longueur d’onde. Ce que les Français n’arrivent pas à comprendre, c’est que pour bon nombre d’Américains, la perspective de l’augmentation des impôts est insupportable. Pour les Américains, l’intervention du gouvernement fédéral est toujours suspecte. Aujourd’hui, elle l’est encore plus que d’habitude. Le mouvement « tea party », qui refuse une intervention fédérale trop lourde, prend de l’ampleur. Son nom – « tea party » – fait référence à un événement de 1773, trois ans avant la déclaration de l’indépendance, à l’occasion duquel une cargaison de thé avait été renversée dans le port de Boston en protestation contre le renforcement des taxes que Londres voulait imposer.
LA PERSPECTIVE DE L’AUGMENTATION DES IMPÔTS EST INSUPPORTABLE, L’INTERVENTION DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL TOUJOURS SUSPECTE
Aujourd’hui, la peur est alimentée par la dette, déjà considérable. La réforme du système de santé va aggraver cette dette, et les impôts risquent d’augmenter, se disent une partie des Américains, pour qui la meilleure solution est de rétablir la prospérité et la croissance. Retrouver un emploi, c’est l’espoir de retrouver une couverture santé via son entreprise, ou, à défaut, un salaire qui permet de financer sa propre couverture individuelle. Il faut souligner cependant que la protestation n’est pas unanime. Beaucoup d’Américains applaudissent à la réforme. Beaucoup d’élus démocrates sont prêts à l’approuver. Mais il y a malgré tout une proportion importante de la population qui n’en veut pas.
Les études médicales coûtent 200 000 dollars aux États-Unis (143 800 euros). Impensable en France ! Une autre illustration du clivage culturel entre les deux pays ?
La conception de l’enseignement secondaire, là encore, est tout à fait différente. Aller à l’université, aux États-Unis, revient à faire un investissement. Les étudiants empruntent pour acquérir le diplôme en sachant qu’après, ils gagneront beaucoup d’argent. Beaucoup d’Américains sont contre le financement de l’enseignement supérieur par des taxes, car ils n’en profiteront pas. C’est ce qui se passe en France, me direz-vous. Mais en France, on considère l’enseignement supérieur comme un droit. Ce n’est pas le cas aux États-Unis.
Pas, ou peu, de solidarité nationale pour l’enseignement supérieur. Idem pour la santé. La santé n’est donc pas un droit aux États-Unis ?
C’est un droit, sinon il n’y aurait ni Medicare, ni Medicaid [la première est l’assurance-maladie des personnes âgées, la seconde celle des démunis, NDLR], ni cette volonté de réforme. Mais aux yeux d’une partie de la population, la santé, c’est vrai, n’est pas un droit qui relève de la collectivité. Ces personnes considèrent que chacun, individuellement, doit prendre en charge sa santé.
Comment expliquer le poids des lobbies ?
Les lobbies ont droit de cité aux États-Unis, ils sont inscrits dans la Constitution. La vie politique aux États-Unis repose en grande partie sur leur activité. Le financement des lobbies répond à des règles que la Cour suprême vient de modifier, en permettant aux entreprises de participer aux campagnes électorales, alors qu’auparavant ce n’était pas le cas. Les entreprises, cela veut notamment dire les laboratoires pharmaceutiques, puissants aux États-Unis. Les médicaments y sont chers car les labos ont obtenu que les prix ne soient pas régulés – d’où l’existence d’une contrebande en provenance du Canada. Les prochaines élections américaines, fin 2010, serviront de test. Les labos seront tentés d’intervenir encore plus fortement dans la campagne, pour soutenir les candidats qui n’approuvent pas le projet de réforme santé. Mais il ne faut pas non plus fantasmer. Tout lobby crée son contre-lobby. Peut-être verra-t-on émerger des forces s’opposant aux labos – un groupement citoyen, un parti politique. L’argent pèse, mais il ne fait pas seul l’élection. L’élu n’est pas toujours celui qui a dépensé le plus.
Selon vous, Obama va-t-il réussir sa réforme santé, ou échouer, comme ses prédécesseurs ?
Difficile de prédire ce qui va se passer dans les prochaines semaines. Barack Obama et son équipe ont renoncé au passage en force. À mon avis, on ne va pas abandonner la réforme, car ce serait une catastrophe, une défaite considérable pour le président et la majorité démocrate. Mais on va être obligé d’intégrer des amendements qui adouciront encore les effets de la réforme.
Retrouvez sur quotimed.com notre reportage complet « La santé made in USA »
Article précédent
Salariés mais sans couverture
Article suivant
Un siècle de tentatives avortées
Les médecins new yorkais ont peur de l’avenir
Plongée dans le système de santé américain
La médecine américaine sur la défensive
Salariés mais sans couverture
André Kaspi : « Abandonner serait une défaite considérable »
Un siècle de tentatives avortées
« On ne peut pas toujours donner les soins nécessaires »
Des camions mobiles dans les quartiers chauds
« Pour la coupe du monde, un ami a proposé quatre fois le prix » : le petit business de la revente de gardes
Temps de travail des internes : le gouvernement rappelle à l’ordre les CHU
Les doyens veulent créer un « service médical à la Nation » pour les jeunes médecins, les juniors tiquent
Banderole sexiste à l'université de Tours : ouverture d'une enquête pénale