Tumeur du poumon et pollution : une nouvelle voie de la carcinogenèse

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Publié le 14/10/2022
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Une étude menée chez près de 500 000 personnes, associée à l’analyse moléculaire de tissus pulmonaires et des essais expérimentaux, a prouvé la corrélation entre exposition aux particules fines et cancer du poumon, en particulier chez le non-fumeur (1). Elle met aussi en évidence un mécanisme de carcinogenèse différent du modèle classique. Les explications de la Dr Suzette Delaloge (Gustave Roussy, Villejuif), qui commentait cette étude en session présidentielle.
Une relation linéaire entre les niveaux de particules fines et le risque de cancer pulmonaire avec mutation de l'EGFR

Une relation linéaire entre les niveaux de particules fines et le risque de cancer pulmonaire avec mutation de l'EGFR
Crédit photo : voisin/phanie

On constate une augmentation dans le monde de l’incidence des cancers du poumon (CP) non liés au tabac (250 000 décès par an), surtout chez les femmes. Dans plus de la moitié des cas, ces CP sont porteurs d’une mutation du gène EGFR, bien plus rare chez les fumeurs. Depuis longtemps, il est connu que l’exposition aux polluants de l’air majore le risque de CP, en particulier chez les non-fumeurs, même si d’autres facteurs sont aussi impliqués (génétiques, radiations…). Selon un article paru cette année, la pollution de l’air serait le quatrième carcinogène dans le monde chez les hommes, le sixième chez les femmes. Les particules fines (PM2,5) y jouent un rôle majeur. Cependant, les mécanismes par lesquels ces PM2,5 induisent des cancers n’étaient pas clairement élucidés, rendant impossible de prendre des mesures préventives ou de dépistage.

Le rôle des particules fines confirmé

Sur une cohorte de plus de 450 000 personnes, l’étude confirme que les PM2,5 augmentent le risque de nombreux cancers, non seulement des CP mais aussi des tumeurs du larynx, du pharynx, du canal anal, de l’intestin grêle, des mésothéliomes… Par ailleurs, une étude menée dans divers pays montre une relation linéaire entre les niveaux de PM2,5 et le risque de CP avec mutation EGFR, un lien fort qui n’avait jamais été mis en évidence.

Des mutations préexistantes

La vision classique de l’oncogenèse, pour des agents pathogènes comme le tabac ou l’alcool, passe par l’accumulation de mutations aboutissant à la prolifération de cellules tumorales. L’inflammation n’intervient alors qu’en second, pour favoriser l’échappement au contrôle immunitaire, après que la cellule se soit transformée pour devenir cancéreuse. Mais ce modèle ne pouvait pas expliquer l’action carcinologique de facteurs ne provoquant pas, ou peu, de mutations comme les PM2,5. Ainsi, l’équipe de chercheurs s’est intéressée au modèle de Berenblum, proposé en 1947, qui suppose la présence d’un évènement initial (tel que des mutations) et d’un promoteur (comme la pollution).

Depuis des années, il a été constaté que certains tissus sains pouvaient être porteurs de mutations (plus nombreuses en vieillissant), capables de favoriser certains types de tumeurs, mais aussi de rester sans conséquences. Sur des tissus pulmonaires normaux, l’étude présentée par le Pr Charles Swanton (Londres) a retrouvé, dans deux nouvelles cohortes, des mutations « drivers » de cancers, comme celles du gène EGFR dans 15 % des cas et KRAS dans 53 %. Elle confirme que la fréquence de ces mutations dans les tissus sains augmente avec l’âge.

Dans des modèles précliniques de souris ou d’organoïdes pulmonaires (organe miniature généré in vitro à partir de cellules souches), les chercheurs ont montré que les tissus sains, avec mutations EGFR ou KRAS, développent des tumeurs de façon dose-dépendante, en cas d’exposition aux particules fines. Ce n’est pas le cas en l’absence de ces mutations.

Le mécanisme central de cette carcinogenèse, liée à l’exposition aux PM2,5, repose sur l’inflammation induite par ces particules, incluant l’attraction de macrophages avec sécrétion d’interleukine 1β (IL-1β). Cette dernière va promouvoir l’activité de cellules souches, uniquement en présence des mutations, et ainsi transformer la cellule déjà mutée en cellule à propriétés tumorales. « Cette étude très bien menée, avec une démarche très transversale, démontre parfaitement ce nouveau mécanisme de carcinogenèse, qui rend compte de l’induction de tumeurs par des facteurs cancérogènes n’induisant pas ou peu de mutations. Ainsi, ce modèle explique en particulier comment les PM2,5 peuvent provoquer des CP chez les non-fumeurs », commente la Dr Delaloge. Mais ceci n’exclut pas totalement un certain pouvoir mutagène des PM2,5, bien inférieur à celui du tabac.

Inhiber l'interleukine 1β

Ce mécanisme souligne le rôle central de l’IL-1β, qui pourrait constituer une cible pour lutter contre la cancérogenèse. Selon l’étude, le blocage des IL-1β pourrait inhiber le développement de CP induits par les PM2,5, chez les souris porteuses de mutations EGFR. Ceci corrobore l’essai CANTOS, mené chez les fumeurs ayant un niveau d’inflammation élevé. Celui-ci a fortuitement mis en évidence que le canakinumab (anticorps monoclonal anti-IL1-β) réduisait significativement l’incidence du CP. La voie de la prévention des CP se trouve ainsi ouverte chez les non-fumeurs. Mais la question est complexe : il faudrait repérer les personnes ayant une mutation EGFR au niveau du tissu pulmonaire, également exposées aux polluants, et identifier les stades précliniques de cancer. Cependant, il est déjà possible de limiter l’exposition aux PM2,5. L’OMS recommande un seuil maximum d’exposition moyenne annuelle de 5 µg/m3, et l’Europe de 25 µg. Ce seuil devrait être abaissé. En France, l’exposition moyenne est collectivement trop élevée et certaines personnes sont individuellement encore plus exposées.

Des questions en suspens…

Cette étude bouleverse nos certitudes sur la cancérogenèse mais ouvre la voie à de nombreuses questions. « Il est indispensable de connaître les carcinogènes qui fonctionnent selon ce schéma, de savoir si les deux mécanismes d’oncogenèse peuvent coexister, insiste l’oncologue. Il reste aussi à élucider pourquoi et comment certaines personnes ont des mutations EGFR, et pourquoi certaines d’entre elles développent un cancer ». D’autres inconnues persistent : quels sont les composants des PM2,5 impliqués ? Quelle est la durée d’exposition aux polluants de l’air induisant le développement de cancers ? Elle semble plus courte que pour les carcinogènes plus classiques, comme l’amiante ou le tabac. 

D'après un entretien avec la Dr Suzette Delaloge (Gustave Roussy, Villejuif) et la présentation du Dr Charles Swanton
(1) Swanton C et al.ESMO 2022, abstract LBA 1

Dr Maia Bovard Gouffrant

Source : Le Quotidien du médecin