Le village des gentils

# 2 Une matinée trop calme

Publié le 15/05/2020
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Un vendredi soir, un médecin rentre d’un séminaire professionnel à Lyon quand sa voiture tombe en panne à quelques kilomètres de Vourles, le village où il réside. Il décide de rejoindre son domicile à pied, laissant la voiture sur le bas-côté de la route. Pendant son périple, il observe une curieuse nuée de filaments argentés dans le ciel.

Phanie Le village des gentils

Crédit photo : Phanie

Le lendemain matin, un samedi, je me réveillai difficilement, avec des bribes de souvenirs de cette nuit particulière. En me levant, je sentis qu’il se passait quelque chose d’anormal, sans arriver à le définir. Je procédai à ma toilette dans la salle de bains parentale puis me dirigeai vers la cuisine. Ma femme et mes deux filles étaient attablées, en train d’écosser des haricots verts, en silence, fait inhabituel dans notre maison, surtout au début du week-end. Mon cerveau lança la première alerte.

Bonjour, mon chéri, me dit calmement Barbara d’une voix sans inflexion.

Bonjour, Papa, dirent en canon et d’un ton monocorde Agatha et Vanina.

Bonjour tout le monde. C’est bien calme, aujourd’hui. Vous enterrez les haricots verts ?

Quelle drôle d’idée, Papa !

Nous préparons les légumes pour le déjeuner, Thomas.

J’observai Barbara, Agatha et Vanina en train de procéder méthodiquement à leur écossage, sans un bruit, avec des gestes précis et rapides. Pour qui ne connaissait pas les trois femmes de ma vie, cette situation ne paraîtrait pas étrange ; dans mon cas, elle semblait irréelle. D’ordinaire, Barbara se comportait en tempête tropicale dès le lever et connaissait des pointes dignes d’un ouragan dans le Triangle des Bermudes. Agatha et Vanina ne brillaient pas non plus par leur calme olympien ; dignes descendantes de leur mère, elles passaient leur samedi matin à jouer les apprentis sorcières, transformant un ciel paisible et sans nuages en tornade exotique. Et là, elles se comportaient en robots ménagers, dépouillaient avec application les haricots verts de leur cosse en faisant preuve d’une dextérité à rendre jaloux le gratin de mes collègues chirurgiens.

Tu veux prendre ton petit déjeuner ?

Je vais juste me contenter d’un verre de jus de pomme.

Très bien, il y en a dans le réfrigérateur.

Vous en voulez, les enfants ?

Non merci, Papa.

Ce qui m’étonnait le plus, c’était l’absence de questions de Barbara sur ma nuit, sur la raison de mon retour tardif. En temps normal, elle aurait démarré l’interrogatoire – non par jalousie mais juste parce qu’elle était curieuse comme un chat – et ne m’aurait pas lâché de la journée, faisant ses choux gras de ma mésaventure, m’imitant en train de regarder mon tableau de bord telle une poule devant un couteau, exagérant mon périple à travers la campagne lyonnaise. Je ne me plaignais pas de cette nouveauté et la trouvais même reposante. Elle m’intriguait, tout simplement.

Après avoir bu mon jus de pomme dans une ambiance de cathédrale, je décidai de descendre au centre-ville m’aérer les neurones et leur donner le temps d’analyser ce début de matinée ubuesque. Et puis, il me fallait également régler mon problème de voiture restée en panne sur le bas-côté de la route à dix kilomètres de chez moi. Je pouvais le faire par téléphone, tranquillement assis dans le bar d’un de mes patients réguliers, René l’infidèle chronique, le roi des soirées agitées dont les excès en tous genres l’amenaient invariablement à prendre un rendez-vous dans mon cabinet médical.

Je vais faire un tour. Je reviens pour le déjeuner.

Très bien. Sois de retour pour douze heures trente précises, l’heure du déjeuner.

Première nouvelle ! Quand cette règle a-t-elle été instaurée ?

C’est toujours à cette heure qu’on déjeune, Papa !

Prochain épisode dans notre édition du 29 mai

Donald Ghautier est consultant en organisation. En 2014, il décide de pratiquer sérieusement sa passion, l’écriture, à travers de la poésie et des nouvelles, publiées dans des revues numériques. Les histoires qu’il raconte sont variées, souvent mâtinées de poésie et d’une réflexion humaniste. Son genre de prédilection demeure la science-fiction car elle permet d’inventer un monde différent.

Donald Ghautier

Source : Le Quotidien du médecin