En prenant l’escalier, je m’interrogeais sur cette histoire de déjeuner à douze heures trente ; encore une nouveauté dont je découvrais l’existence. En chemin, je remarquais également les autres signes d’une situation singulière. Les rues étaient calmes, la marche des passants composait une géométrie presque parfaite, la place du marché restait silencieuse malgré les dizaines de clients en train de procéder à leurs courses. Le verbe procéder me venait instantanément à l’esprit quand je les observais, sages, ordonnés, précis, des pièces symétriques dans un mécanisme bien huilé.
J’entrai dans le bistrot. René me salua de la main. Il avait l’air fatigué, avec un visage fripé et des yeux jaunis par une probable soirée de débauche. Les clients se comportaient mécaniquement, comme les autres humains que j’avais croisés jusque-là. Je m’assis à une table au fond et appelai le dépanneur local, un de mes patients lui aussi.
— Bonjour Antoine, c’est le docteur Lamarque.
— Bonjour docteur, j’avais reconnu votre voix.
— Ma voiture est tombée en panne hier soir sur la route entre Vernaison et Charly.
— Je peux passer la prendre cet après-midi, la déposer au garage affilié à votre assureur et m’occuper de l’administratif. Vous êtes d’accord ?
— C’est aussi simple que ça ?
— Oui. Pourquoi ?
— Oubliez ma question. Et ce matin, ce n’est pas possible ?
— Non, j’ai des tonnes de papiers en retard. Jamais je ne serai rentré chez moi pour douze heures trente.
— Comment ça, douze heures trente ?
— L’heure du déjeuner, docteur, l’heure du déjeuner.
Je raccrochai avec une impression mitigée. D’un côté, tout était sous contrôle. Antoine prenait l’affaire en main et s’occupait des formalités. Vue sous un autre angle, celui de l’expérience, cette nouvelle me laissait perplexe. Antoine n’était pas du genre rigoureux, encore moins avec un médecin dont il pensait qu’il gagnait des mille et des cents. Il aimait pinailler, négocier pour arracher quelques euros à ses clients ou des services, bref il était en général plutôt pénible dans l’exercice de son métier. Je recourais à ses services par facilité, parce qu’il résidait à Vourles. Antoine n’avait pas réagi comme Antoine. J’avais été témoin de sa version robotique. Tandis que je réfléchissais à la signification de ce nouvel indice, René s’approcha de ma table, prit une chaise et s’assit en face de moi.
— Je peux vous parler en toute discrétion, docteur ?
— Vous ne pourrez pas invoquer le secret médical, si c’est la question.
— Non. Il s’agit d’autre chose.
— Allez-y !
— Je suis sorti à Lyon hier soir et ne suis rentré qu’au petit matin. Quand je me suis réveillé, — Gisèle s’est comportée de manière bizarre.
— Comment ça ?
— Au lieu de me chercher des poux dans la tête, de me reprocher ma gueule de bois, j’en passe et des meilleures, elle m’a préparé mon petit déjeuner, a fait le ménage et s’est occupée des enfants.
— A-t-elle également parlé de l’heure du déjeuner ?
— Oui. Douze heures trente. Et le pire, c’est que les enfants ont répété exactement sa phrase.
— Vous dites que vous n’étiez pas à Vourles mais à Lyon ce soir-là ?
— Oui.
Mon esprit rationnel rassembla les pièces du puzzle. René et moi étions loin de Vourles jusqu’à très tôt dans la matinée. À part nous, toutes les personnes que nous rencontrions avaient changé de comportement, s’étaient transformées en sortes de robots humains, en individus dénués d’émotions, logiques à l’extrême, organisés de manière presque inhumaine jusqu’au point de tous déjeuner à douze heures trente précises.
Prochain épisode dans notre édition du 5 juin
Donald Ghautier est consultant en organisation. En 2014, il décide de pratiquer sérieusement sa passion, l’écriture, à travers de la poésie et des nouvelles, publiées dans des revues numériques. Les histoires qu’il raconte sont variées, souvent mâtinées de poésie et d’une réflexion humaniste. Son genre de prédilection demeure la science-fiction car elle permet d’inventer un monde différent.
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#5 Et maintenant ?
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