La suite des événements confirma mes craintes. Mon déjeuner de douze heures trente se déroula dans un silence absolu. Ma femme et mes filles n’alimentaient pas la conversation mais se contentaient de répondre précisément à mes questions ou à mes tentatives de discussion. J’avais l’impression que leur économie de mots était naturelle, une forme rationalisée de langage où pas une lettre ne dépassait de la phrase, ne sortait du cadre, ne trahissait une émotion. Le verbe servait seulement à délivrer l’information.
Après le déjeuner, au lieu d’allumer la télévision comme tous les samedis après-midi, Agatha et Vanina partirent lire sagement dans leur chambre. Barbara s’attela au repassage, activité dont elle avait d’ordinaire horreur. Je me sentis tout à coup seul, abandonné. Je m’assis dans le canapé et tentai de dénouer la situation. Vers les seize heures, mon téléphone mobile vibra.
— Docteur Lamarque, c’est René. On peut parler tranquillement ?
— Attendez, je vais sur le balcon. Nous serons à l’abri des oreilles indiscrètes.
Une fois installé au secret côté cour, je repris ma conversation avec mon compagnon d’infortune.
— C’est bon. Qu’avez-vous à me dire de si important ?
— Nous ne sommes pas seuls.
— Vous voulez dire que d’autres que nous ont remarqué le changement ?
— Oui. Il y a au moins Annette, la professeure de tennis, Gilou le coiffeur, ainsi que Gilbert l’instituteur. Ils m’ont tous appelé au bar après le déjeuner.
— Étaient-ils tous loin d’ici hier soir jusqu’à tôt ce matin ?
— Exactement.
Mon cerveau lança la seconde alerte. Je pensai à ma nuit, aux filaments argentés dans le ciel et à la sensation de quiétude que j’avais ressentie après leur passage. Et si c’était le lien ?
— Je vais vous poser une question qui pourra vous paraitre étrange.
— Allez-y !
— Avez-vous vu quelque chose d’étrange dans le ciel quand vous êtes rentré ce matin ?
— Je ne me souviens pas. J’étais en pilotage automatique.
— Et les autres, ont-ils mentionné un phénomène climatique inhabituel lors de leur retour ?
— Je ne crois pas.
— Dites-leur de me rejoindre à votre bar !
— C’est un peu court comme délai.
— De quoi parlez-vous ?
— Du dîner à dix-neuf heures trente.
— Vous n’êtes pas sérieux ?
— Si. Gisèle me l’a bien précisé et j’ai compris que c’était non négociable. Et puis les autres ont relevé ce point, en plus de l’heure du déjeuner. Votre épouse ne vous a rien dit ?
— Non.
— Je vais les appeler. On se voit dans mon bar.
Mon départ pour une course en ville ne dérangea pas Barbara. Elle me rappela simplement de revenir pour dix-neuf heures trente précises. J’acquiesçai en regrettant déjà l’époque où ma femme révélait son tempérament de feu en de telles occasions, crachait la foudre avec ses magnifiques yeux verts, déclenchait le tonnerre avec ses rires sonores et habillait ma vie d’un air de tourbillon.
La réunion se déroula dans une ambiance de conjurés. Nous étions plus nombreux que prévu ; certains des invités de René avaient amené d’autres exceptions qui elles aussi avaient déserté Vourles dans la nuit du vendredi au samedi. Je posais des questions simples, obtenais des réponses compliquées mais dont l’issue ramenait toujours à la même conclusion : Vourles était devenu le village des gentils, un monde dont les habitants n’exprimaient plus aucune émotion et où logique et rationnel dictaient leurs actions.
Prochain épisode dans notre édition du 12 juin
Donald Ghautier est consultant en organisation. En 2014, il décide de pratiquer sérieusement sa passion, l’écriture, à travers de la poésie et des nouvelles, publiées dans des revues numériques. Les histoires qu’il raconte sont variées, souvent mâtinées de poésie et d’une réflexion humaniste. Son genre de prédilection demeure la science-fiction car elle permet d’inventer un monde différent.
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#1 Les filaments argentés
# 2 Une matinée trop calme
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#4 Un monde sans émotion
#5 Et maintenant ?
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