Le point de vue de Denis Corpet*

Les Français doivent changer leurs habitudes alimentaires

Publié le 02/12/2019
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La surmortalité par cancer liée aux produits carnés est « considérable » soutient ce spécialiste de nutrition. Cet expert, qui est intervenu dans le comité CIRC/IARC sur les viandes et les viandes transformées pointe les insuffisances des récentes études réhabilitant ces produits. Ses recommandations : cesser de manger de la charcuterie dans les conditions actuelles et ne pas consommer  de viande rouge plus d'un jour sur deux.

Crédit photo : DR

Le point de vue de Jean-Michel Lecerf exposé ci-contre pourrait sembler raisonnable, car les avantages nutritionnels de la viande rouge sont évidents. Mais son avis fait penser que tout va bien dans le meilleur des mondes : continuons à manger du steak un jour sur deux et évitons de parler des charcuteries, qui sont pourtant rouges ou roses.

Faire comme avant, c’est aussi ce que suggère la méta-analyse de Johnston et al. parue en octobre 2019 dans les Annals of Internal Medecine. Soi-disant plus sérieuse que les études précédentes, sa méthodologie est si prudente que le seuil choisi a priori était supérieur aux effets connus des viandes, habile manière de ne rien détecter. De plus, Johnston n’expose pas les données analysées, nul ne peut donc vérifier ses résultats. Enfin, le journal Le Monde dévoilait le 15 octobre que trois co-auteurs de l’étude au moins sont dans des unités largement financées par l’industrie américaine de la viande. Tout ceci met en cause leur étude et leurs conseils.

Alors, que montrent les études moins entachées de conflits d’intérêts ? Les méta-analyses publiées précédemment, et les expertises nationales ou mondiales mettent en évidence l’augmentation significative du risque de cancer colorectal chez les personnes mangeant le plus de charcuteries ou le plus de viande rouge (telle que définie par Jean-Michel Lecerf). Loin d’être cantonnés aux États-Unis, ces résultats sont confirmés dans les cohortes EPIC (Europe) et Nutrinet-Santé (France). L’augmentation du risque chez ceux qui consomment le plus de viande est modérée, comprise entre +15 et +30 % selon les études et le type de viande.

Risque accru avec les produits transformés

Le risque est plus fort pour les viandes transformées, qui correspondent en gros à nos charcuteries, surtout du porc additionné de sel nitrité. Nos études mécanistiques montrent que le fer héminique est la cause principale de l’effet pro-cancer des viandes rouges : il catalyse la formation de peroxydes lipidiques et de composés N-nitrosés dans l’intestin. L’addition de nitrite augmente encore la formation des composés nitrosés, dont plusieurs sont des carcinogènes avérés, mais ces effets toxiques peuvent être bloqués par la vitamine E ou le calcium.

Enfin les concentrations d’amines hétérocycliques produites lors de la cuisson au grill ou à la poêle ont beaucoup moins d’effet que l’hème ou le nitrite. Par ailleurs la consommation de 300 g/j de viande bovine par des volontaires augmente la fréquence des adduits mutagènes sur l’ADN des biopsies rectales, première étape de la cancérogenèse.

Sur ces bases, le comité CIRC/IARC de l’OMS a conclu que la consommation de viandes transformées était carcinogène (Groupe 1), et que la consommation de viande rouge (fraiche) était probablement carcinogène (Groupe 2A). Jean-Michel Lecerf suggère que ces produits carcinogènes ne donnent pas le cancer, c’est pourtant la définition de ce mot ! Le danger de ces viandes est donc établi par un consensus au niveau mondial.

Le travail des agences (ANSES, INCa, PNNS) a été ensuite d’évaluer le risque, et de faire des recommandations : ne pas manger plus de 500 g de viande rouge et 150 g de charcuterie par semaine. En moyenne, les Français ne dépassent pas ce seuil pour la viande rouge, comme le remarque Jean-Michel Lecerf. Mais l’étude Esteban publiée en 2018 montre que, chez les 18-54 ans, plus de 40 % des hommes et 25 % des femmes consomment 500 g de viande rouge ou plus. Plus grave, 63 % des Français mangent plus de 150 g de charcuterie par semaine. Il est donc logique de dire aux Français de changer leurs habitudes et de manger moins de viande rouge, et beaucoup moins de charcuterie.

Charcuterie et viande rouge : plus de 80 000 décès par cancer par an

Pourtant, au niveau individuel le risque reste faible, comme le souligne Jean-Michel Lecerf. Mais le cancer colorectal est chez les non-fumeurs la première cause de mort par cancer, et l’on dénombre en France 100 nouveaux cas par jour. L’augmentation du risque lié à la consommation de produits carnés (15 à 30 %) correspond donc à plus de 15 cas par jour : c’est majeur pour la santé publique et dramatique pour les personnes concernées. Au niveau mondial, le rapport Global Burden of Disease suggère que les régimes riches en viande et en charcuteries sont responsables chaque année respectivement de 50 000 et 34 000 décès par cancer. C’est considérable, même si c’est moins que le million dû au tabac ou les 600 000 dus à l’alcool.

Enfin, sur les aspects écologiques, le rapport Drawdown montre, comme le remarque Jean-Michel Lecerf, que les élevages de ruminants sur prairies naturelles contribuent à la fixation du carbone dans le sol plus qu’au réchauffement planétaire. Cependant, plus du tiers de la viande bovine consommée en France, vient de bovins nourris de maïs et de soja, et élevés hors-sol de façon intensive : ces élevages-là ne sont pas différents des feed-lots nord-américains pour ce qui est de l’émission de gaz à effet de serre. Diminuer notre consommation de viande rouge est donc globalement bénéfique « pour la planète » même s’il est bon de garder les élevages extensifs, particulièrement en zones montagneuses ou arides.

Pour conclure, faut-il bannir la viande rouge de nos assiettes ? Non, à mon avis, vu ses apports nutritionnels et l’utilisation des terres qu’elle permet. Il est cependant souhaitable pour notre santé, et pour limiter le réchauffement global, que ceux qui mangent de la viande bovine un jour sur deux ou plus réduisent cette fréquence et/ou la taille des portions. Enfin il faut cesser de consommer les charcuteries telles qu’elles sont fabriquées actuellement. La taxe sur les additifs nitrés en discussion au Parlement encouragera les industriels qui ont modifié leurs procédés de fabrication pour faire des charcuteries plus saines.

Bouvard et al., Carcinogenicity of consumption of red and processed meat, Lancet Oncol, 2015, 16:1599-
IARC Monographs on the Evaluation of Carcinogenic Risks to Humans Volume 114
Red Meat and Processed Meat, 2018-
Corpet D.E., Red meat and colon cancer: should we become vegetarians, or can we make meat safer? Meat Sci. 2011 89:310

* Professeur émérite Hygiène & Nutrition de l’homme, Ecole nationale vétérinaire Toulouse, ex-directeur de l'Equipe « Aliments & Cancer », UMR INRA Toxalim, Université de Toulouse, expert OMS/WHO dans le comité CIRC/IARC sur les viandes et les viandes transformées

Source : Le Quotidien du médecin