Mardi 24 mars 2015, 11 h 30. Le Dr Hermitte termine sa consultation à la maison médicale quand le SDIS l’appelle et l’informe qu’un Airbus A320 de la Germanwings vient de s’écraser sur le Massif voisin des Trois-Evêchés avec 150 personnes à bord.
« Tout est allé très vite, se souvient-il, comme une avalanche qui vous emporte sans que vous ayez le temps de réaliser ce qui vous arrive. » La métaphore vient bien d’un montagnard, né dans la vallée de la Blanche il y a presque 60 ans, fils d’un agriculteur et d’une institutrice et qui a financé ses études de médecine en donnant des cours de ski et en gardant les troupeaux dans les alpages. « Ce n’est que progressivement que j’ai pris conscience de l’importance de l’événement. »
En quelques heures, le crash va transformer le pittoresque chef-lieu de canton des Alpes de Haute Provence, classé village de caractère avec sa forteresse construite par Vauban, en épicentre mondial de l’actualité, perché à 1 200 mètres entre Digne et Barcelonnette. 380 sapeurs-pompiers, 300 gendarmes de haute montagne, 1 compagnie républicaine de sécurité, 2 SMUR, 2 CUMP, une quinzaine d’hélicos (armée de l’air et sécurité civile), deux avions (reconnaissance et liaison radio) arrivent sur zone. Ils établissent leur QGO (quartier général opérationnel) à Seyne, aussitôt rejoints pas une centaine de cameramen et de photographes ainsi que par 600 journalistes (chiffres de la préfecture) débarqués de tous les continents. Si les passagers de l’Airbus sont majoritairement allemands et espagnols, on signale en effet des Australiens, Colombiens, Kazakhs, Mexicains, et même des Chinois. « Ils ont déferlé chez nous comme au fin fond du trou du cul du monde », se souvient un seynois qui découvre son village en boucle sur les chaînes d’info continue.
Crainte d'être présentés comme une peuplade d'arriérés
« Ma crainte alors, ce fut que nous soyons présentés au monde entier comme une peuplade d’arriérés, complètement dépassés par la situation », confie le Dr Hermitte. Silhouette massive, visage impavide, avec un faux-air de Georges Géret jouant l’abbé Herrera dans les Illusions perdues, le généraliste a le cuir tanné. Adepte du rocher et du hors-piste, il a surpris ses premiers patients en débarquant chez eux avec sa mallette alors qu’il avait gardé leurs vaches quelques années plus tôt. Installé depuis 30 ans, maire socialiste, puis divers gauche depuis vingt ans, il a essuyé une procédure en justice en cédant à la commune l’immeuble de la maison médicale. « Nous avions consulté des juristes pour éviter tout problème, mais un adversaire politique en a quand même déniché. L’histoire de la maison médicale de Seyne est belle réussite, oui, mais elle a aussi été douloureuse. »
Moyennant quoi, réélu en 2014 pour un troisième mandat, Francis Hermitte va vivre sous les projecteurs une exceptionnelle séquence de médecine de catastrophe. « Nous avons tout de suite partagé les rôles, explique son associé depuis vingt ans, le Dr Philippe Ertlen : à moi d’assurer le fonctionnement de la maison médicale, tandis que Francis coiffait sa casquette de maire. »
« De fait, je suis beaucoup plus intervenu comme maire et président de la communauté de communes que comme médecin, estime le Dr Hermitte. Il est vrai que comme généraliste, je bénéficiais de deux avantages : face aux situations dramatiques, je sais enfiler une carapace pour me blinder et ensuite, une fois que j’ai posé le diagnostic, j’ai l’habitude de prendre les décisions. Et de m’y tenir. » Dès l’après-midi du 24, flanqué du préfet, des sous-préfets, du procureur et des officiers, on le voit à la manœuvre. A la lueur des gyrophares, Monsieur le maire accueille le ministre de l’Intérieur. Le lendemain, ce seront François Hollande, la chancelière Angela Merkel et Mariano Rajoy, le premier ministre espagnol. « La chancelière, en particulier, m’a touché tellement elle semblait bouleversée. En l’espace de quelques heures, j’ai été propulsé dans un autre monde. »
La médiatisation connaît son paroxysme peu après, face aux journalistes. « Comme je ne pouvais pas faire un pas sans être pressé par un micro ou une caméra, la formule de la conférence de presse s’est imposée. » Et dans la salle du conseil, face aux dizaines d’envoyés spéciaux, ce baptême du feu médiatique, avec des questions en rafale, va révéler un élu décidément flegmatique. Patient et posé, le Dr Hermitte donne les infos quand il le peut et il élude quand il le doit. « Il fallait que j’assure mon rôle sans aller au-delà de ses limites, avec toutes les cellules administratives qui s’activaient autour de moi. » En fait, avec l’armada technocratique qui avait verrouillé le village, il fallait « mettre une touche d’humanité » dans les procédures et protocoles technocratiques en tous genres. « Je voulais en particulier éviter qu’on se retrouve avec le triste spectacle des lits de camp militaires entassés dans un gymnase, selon le rituel des gestions de crise. »
Appel de l'Elysée à deux heures du matin
Il aura fallu pas mal d’adrénaline. « C’est le carburant de Francis, comme le mien », lâche le Dr Ertling. Dès le mardi, la salle omnisport de la maison des jeunes est transformée en chapelle ardente. « À deux heures du matin, la cellule de l’Elysée m’appelle car le local prévu pour la réception des chefs d’Etat ne convient pas. À quatre heures du matin, je trouve un hangar qui peut faire l’affaire, mais il faut évacuer les camions qui l’encombrent. » Alain Lebarbier, le technicien communal tombe aussi du lit. « On a fait le grand nettoyage, assuré les branchements électriques, monté des chapiteaux, trouvé des barrières de sécurité, positionné la signalétique, aménagé le plan de circulation. Sans oublier le ravitaillement avec des centaines de repas fournis par la cuisine du collège. Et la course aux infos, qui arrivaient au compte-gouttes de divers services, pas toujours en cohérence. »
Montagnards réputés taiseux, les 1 500 Seynois ne sont pas en reste. Avec les hôtels, les chambres d’hôte et les particuliers, ils accueillent spontanément secouristes, experts, interprètes, journalistes qui sont plus nombreux qu’eux. Au bar-PMU du Borely, le gérant Jacques Davin anime non-stop une salle de presse improvisée, enchaînant les interviews à une télé coréenne et à une radio australienne. Le patron de l’Intermarché, Pascal Cottaz, dont le parking est transformé en QG, voisin de l’aérodrome avec le ballet des hélicos, héberge chez lui trois journalistes, un suédois, un hollandais et un américain.
Et au milieu de ce maelström, « le Dr Hermitte paraît zen et confiant, constate Alain Lebarbier, il vérifie entre deux réunions que tout va bien et passe les directives. » Il assure même sa garde de nuit mercredi comme le prévoyait le planning de la maison médicale.
Simple et chaleureuse, la solidarité seynoise est appréciée. « Ca fait du bien de sentir cette amitié dans cette terrible douleur », dira Angela Merkel. « Les gens d’ici ont spontanément ouvert leur cœur et leur maison. Au fond du malheur, ça nous a beaucoup touchés », confirme le frère d’une victime. Le village médiéval hérissé de paraboles est devenu pour quelques jours l’épicentre de la solidarité européenne. Récompensé avec les maires voisins, le Dr Hermitte a été décoré en juin par Felipe VI le roi d’Espagne et ce mois-ci encore, il a reçu la médaille d’or de la sécurité intérieure, ainsi que le mérite national allemand. 200 Seynois ont été invités au match France-Allemagne disputé au Stade de France… un certain 13 novembre. Ce jour-là, le médecin-maire était au Népal, pour suivre le programme de l’association d’entraide franco-népalaise qu’il anime, les Amis du Singla. Solidarité montagnarde sans frontière.
Un an après le crash, un nouveau rush est annoncé, les hôtels affichent complet. Lufthansa a prévu une cérémonie interreligieuse à Marseille pour les familles, la veille au soir, avant de monter sur les flancs de l’Estrop. « On a juste interdit la chasse et les véhicules à moteur sur le site », précise le maire du Vernet, François Balique. « Pas question de transformer notre montagne en un mausolée morbide, prévient Francis Hermitte. Une simple stèle fait mémoire du chagrin et de la solidarité. On a montré que la population, les élus, les administrations et leurs dirigeants, on pouvait tous faire cause commune dans l’adversité. Et ça, c’est un modèle reproductible. »
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